Je regardais Abel, j’avais pour la première fois depuis longtemps du mal à soutenir son regard, ce n’était pas arrivé depuis que nous avions mis les choses à plat un mois plus tôt. J’aimerais tellement faire marche arrière. J’avais envie de revenir un mois plus tôt quand nous étions tous au chalet et surtout en sécurité. Abel ne serait pas à l’agonie en train de voir ses derniers instants. Je sentais bien les efforts qu’il était en train de faire pour me répondre. Dans un souffle il répéta les mêmes mots, c’en était trop pour moi, je ne pouvais plus me contenter d’être digne, j’avais définitivement beaucoup trop envie de hurler mon désespoir. Les larmes coulaient le long de mes joues comme si la première avait créé une brèche et que le torrent c’était empressé de faire céder la barrière. Je ne voulais pas de ça et pourtant je n’avais pas le choix. Me retenir était devenue beaucoup trop difficile.

La suite des paroles d’Abel aurait pu me tirer vers le haut s’il n’avait pas été arrêté par une quinte de toux qui m’avait brisé le cœur un peu plus. Finalement, j’arrivais à me contenir en me redressant un instant et en regardant le plafond. J’inspirais un grand coup avant de trouver la force de répondre à l’homme que j’aimais.

- Oui, c’était bien lui…

J’aurais pu continuer de dire à quel point elle était nulle, mais je n’en avais pas vraiment la force. Mon visage devait sans doute lui répondre, il n’y avait plus ce masque que j’avais gardé jusqu’à maintenant, on arrivait tout de même à vaguement deviner quelques débris de ce dernier par endroit, mais mes yeux étaient à présent plus rouge et une sorte de sourire essayé tant bien que mal de déformer mes traits pour rassurer l’homme que je regardais avec inquiétude, tristesse et amour… Je lisais sans intervenir les mots qu’il était en train de signer à sa fille. Oui elle prendrait soin de nous autant que moi-même je le ferais. Ensemble nous serions unis toutes les trois. Je ne laisserais aucune d’elles tomber, ce serait sans doute tout ce qui me resterait de lui, une fois qu’il ne serait plus là. Non, je ne devais pas penser à ça, pas maintenant… Il était encore vivant et je devais en profiter.

Finalement, la porte s’ouvrit à nouveau vers Jefferson qui venait nous dire quelques mots à son tour. J’avais simplement écouté ce qu’il avait à dire à Abel. Il était arrivé juste au bon moment, je pouvais remettre en place le masque qui jusqu’à présent couvrait mes traits pour me protéger de l’extérieur. J’étais content que ce soit lui et pas un autre. Finalement, il me prit dans ses bras me glissant quelques mots à l’oreille. Je lui rendais son étreinte avec plaisir ça me faisait du bien d’être dans des bras que je connaissais et de quelqu’un que j’avais toujours apprécié.

- Merci… Ne t’excuse pas, tu n’y es pour rien.

C’était dur, mais il fallait se rendre à l’évidence, la vie avait choisi et Abel était destiné à mourir… Est-ce que c’était à cause de ma méchanceté gratuite envers Guilia ? La vie se jouait elle de moi ? Je n’en saurais jamais rien. Je laissais Jefferson partir comme il était venu.

Avoir un toit au-dessus de la tête et de la nourriture dans l'estomac aurait dû être un soulagement. Mais il fallait avouer que tout cela avait un arrière-goût amer très dérangeant. Comme tout dans ce monde, ils avaient payé cela au prix fort. Au prix de nombreuses vies qui avaient été perdues, surtout lors de cette dernière journée. Et ce n'était pas fini. Preuve en était avec Abel, étendu agonisant dans une pièce adjacente, entouré de sa famille. Les survivants défilaient les uns après les autres auprès d'eux pour leur adresser quelques mots. Pour l'heure, Ethan ne s'était pas encore joint au mouvement. Pas par manque d'envie, mais parce qu'il ne se sentait pas d'un quelconque réconfort pour qui que ce soit.
Brooke était effondrée après le sort tragique de ses parents. Quoi de plus normal ? Elle avait été aux premières loges. Elle qui avait toujours été terriblement proche de son père... Son mari la charriait toujours en disant que c'était Henry, le véritable homme de sa vie. La jeune femme était au-delà des larmes, elle en avait déjà trop versé. Le silence et la prostration étaient presque pires. Abbigail ne la quittait pas, prenant en charge les enfants si nécessaire, lui apportant une présence réconfortante.

De son côté, l'agent fédéral se sentait comme un loup en cage. Posté près de la fenêtre, son regard se perdait en direction du portail, même s'il ne voyait rien d'ici. La culpabilité le rongeait comme un acide. Abel venait encore s'y ajouter. Il avait fait partie du même groupe. S'il n'avait pas été aveuglé par la rage, il aurait peut-être pu empêcher cela. Ou pas. Un jour peut-être, il comprendrait qu'il ne pouvait pas tout éviter. Il finit par se retrouver avec Owen dans les bras. Le petit garçon était épuisé de ces longues journées, apeuré par tout ce qu'il avait vu... Il avait un cruel besoin d'attention, et cela devenait difficile avec l'état psychologique dans lequel se trouvaient ses parents. Ethan le prit néanmoins contre lui, le laissant se blottir et poser sa tête contre son épaule. Lui-même posa une main protectrice sur la tête de son fils tout en commençant à le bercer. Ce contact était apaisant, et finit par lui permettre de rentrer à son tour dans la pièce où se trouvaient Tam, Abel et les filles.
Combien s'étaient présentés avant lui ? Il n'aurait su le dire. Il craignait que ses propos soient creux. Mais il voulait néanmoins témoigner de sa solidarité. Cela le touchait, et il ne voulait pas que la détresse de sa propre famille laisse penser le contraire. Son fils toujours dans les bras, il prit une inspiration, la gorge nouée.

« Abel... merci pour tout ce que tu as fait. Pour avoir trouvé cet endroit. J'espère que tu trouveras la paix en sachant que tout ce que tu laisses ne sera pas perdu.

Le jeune homme s'interrompit en mordant l'intérieur de sa joue. Il avait l'impression de prononcer des paroles creuses. Il se tourna ensuite vers Tam.

- Tam... Je sais que tout le monde doit te le dire. Mais si tu as besoin de quoi que ce soit, on sera là. Brooke pense la même chose mais... Je suis désolé, elle n'a pas pu venir te le dire par elle-même. »

Au départ, elle ne s'était pas sentie prête à croiser le regard d'Abel, préférant se plonger dans un mutisme un peu trop inquiétant de sa part. Elle avait laissé chacun des membres de son groupe aller lui faire ses adieux, ne pouvant s'empêcher de penser à ceux qu'ils avaient déjà perdus. Si elle se forçait à ne jamais baisser les bras, voir encore une personne agoniser à cause de la foutue morsure des rôdeurs avait joué sur son moral.
Les bras croisés, elle s'était tenue devant la porte de la chambre sans oser entrer, baissant le regard quand les autres en sortaient.
Et puis, elle avait fini par se lancer. Prenant une grande inspiration, elle était finalement entrée dans la pièce, hochant légèrement la tête en croisant le regard de Tamara.

S'approchant du lit, elle avait enfin décroisé ses bras pour prendre la parole.

Ca va aller... Ce n'était qu'un mensonge, mais que pouvait-elle lui dire ? "tu vas mourir dans d'atroces souffrances mais c'est la vie ? " Certainement pas. On... On s'occupera de Tam, Ellie, et Victoria.

Elle avait relevé la tête en disant cela, croisant le regard de Tam. Abel ne devait même plus être suffisamment conscient pour la comprendre après tout... L'espace d'un instant, elle se rappela de leur nombreuses disputes au cours des repas ou des ravitaillements, pour savoir qui aurait le dernier mot. La souvenir lui fit baisser le regard. Il n'y aurait plus leurs cris résonnants dans les couloirs quand ils étaient en désaccord, ou les petites réflexions pour titiller l'autre.
Se mordant un court instant la lèvre, elle reprit brièvement. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais ou me trouver Tam...

Elle ne voulait pas s'attarder d'avantage, c'était trop dur à supporter. Elle devait laisser au couple et leurs enfants le peu de temps qu'il leur restait ensemble. Se détournant du lit de mort d'Abel, elle sortit de la pièce en refermant la porte, cherchant Kassandra du regard, elle s'approcha de la petite blonde les larmes aux yeux, venant rapidement la serrer dans ses bras pour cacher la douleur qui émanait d'elle.  

Je regardais mon ami partir, j’étais triste de la voir s’éloigner de moi la mort dans l’âme. Cependant, j’étais déjà tellement amoché par la situation que cela ne devait même pas se voir plus que ça. Il était loin le temps où je prenais vraiment soin de moi et où je faisais attention à l’image que je renvoyais. Une fois dehors, je soupirais en espérant que se défiler cesse tout en sachant que de nombreuses têtes n’étaient pas venues encore et je savais qu’elles finiraient par venir pointer le bout de leurs nez. Je ne fis aucune remarque, ce n’était pas nécessaire de toute façon.

Ethan fut le suivant. J’étais vraiment étonné de le voir ici, je savais que ce ne devait pas être facile pour lui. J’avais très bien compris que les parents de Brooke étaient tombés au combat et qu’il se retrouvait avec des membres de leurs familles qui paraissaient si soudées et parfaites. Je regardais l’homme avec le même regard sombre et froid que j’avais offert à tout le monde avant lui et je l’écoutais parler. J’arrivais à percevoir son malaise comme le nez au milieu de la figure. Ses mots n’étaient pas foncièrement réconfortants, mais il était réaliste. Abel avait donné sa vie pour cet endroit, pour que ça devienne notre nouveau chez nous, mais déjà je me sentais en trop ici. Lorsqu’il parla de Brooke, je me sentais alors obligé de le prendre dans mes bras tout en faisant attention à son fils.

- Tu lui transmettras mes condoléances d’accord ?

Ma voix était froide, mais sincère. J’aurais voulu pouvoir soutenir sa femme, mais j’étais occupé en ce moment. Je ne le retenais alors pas plus longtemps et il prit à son tour le chemin de la porte. Abel fit alors un effort de plus pour me parler, nous parler même, il voulait une dernière fois voir Eli. Évidemment, il n’avait pas prononcé ses fameux mots, mais je savais au fond de moi qu’il les avait pensés très fort. Évidemment, il ne pouvait plus la tenir, mais je pouvais toujours lui approcher pour qu’il pose une dernière fois ses yeux sur elle. D’une main, je lui pris sa main pour qu’il puisse caresser la joue de sa fille. Je voulais qu’il en profite encore un maximum.

Quinn fit également son apparition, elle semblait vraiment bouleversée par ce qu’elle était en train de voir et je pouvais la comprendre. Je ne cherchais pas plus que ça à la retenir et la remercia de cette même voix morne quand elle me dit que je pouvais compter sur elle. Je n’avais plus de force, j’avais déjà remercié tant de monde jusqu’à maintenant. Finalement elle repartit aussi vite qu’elle était arrivée et je pus me reconcentrer sur Abel qui commençait complètement à divaguer. Je lui serais alors l’avant-bras avant de planter mes yeux dans les siens. Je savais ce qui allait se passer, je savais ce qu’il voulait dire. Même si ses propos étaient incohérents, j’avais compris.

- Ne t’inquiète pas, je m’occupe de tout.

Il était absolument inconcevable que quelqu’un d’autre mettre un terme à la vie d’Abel, si quelqu’un devait le faire c’était moi ! J’étais prête à ça, je m’y étais préparé depuis le moment où j’avais appris qu’il avait été mordu. C’était mon devoir de le faire et je m’exécuterais.