Genoux repliés contre moi, mon regard se perd à fixer le feu qui brûle dans la cheminée, alors que je suis installé dans un des fauteuils du salon. Comme chaque soir, le calme de la maison a quelque chose de surréaliste après l’agitation de la journée. Mais tous les enfants sont couchés, petits comme grands. Et dorment plus ou moins.

Je relève la tête quand je vois Anjali entrer dans la pièce et me tendre ce qui semble être une espèce de compote de fruits. Mon énième repas de la journée. J’ai arrêté de compter pour être honnête. Je lui rends un sourire alors que Neela descend les escaliers et que, plus ou moins au même moment, Min-Oh passe la porte d’entrée accompagné d’Hailey. Nous avons repoussé cette discussion, mais il va bien falloir que nous parlions un peu d’avenir. De notre avenir. Ici ou ailleurs. Je sais aussi qu’ils l’ont repoussée pour moi, pour que je sois vraiment en état d’y participer. Je ne saurais pas vraiment capable de dire que je suis vraiment en pleine possession de mes capacités, mais ça devrait aller. Dans tous les cas, je m’estime heureux d’être déjà là pour discuter de tout ça. Il y a quelques semaines à peine, rien n’aurait été moins sûr.

Je fini par me décaler pour laisser de la place à ma femme, non sans sentir le regard de Min-Oh sur moi, alors qu’il doit être en train d’analyser combien de grammes j’ai dû prendre depuis le réveil. Je reprends du poids, doucement mais sûrement, même si ça reste très compliqué.

Et, après quelques instants à vaguement tenter de vider mon bol, je finis par souffler, avec un mince sourire. « C’est le moment de parler de trucs hyper sérieux et importants je suppose. » Un temps, alors que je finis par laisser retomber ma cuillère. « Qu’est-ce que vous avez envie de faire ? » Pas besoin de tergiverser pendant des heures de toute façon.

Elle descend les escaliers. Sun-Hi couchée, qui obtempère enfin pour s'endormir, c'est un soupir soulagé qui échappe à l'indienne en retrouvant les autres. La réunion familiale est lancée, apparemment. Elle scrute chacun des protagonistes de son regard fatigué par les bons soins de sa petite fille, décidément bien trop têtue pour elle. Envie de faire ? Répète-t-elle, un temps songeuse : J'imagine que répondre encore "tout cramer" n'est pas dans les options que tu veux vraiment nous proposer, même si à ses yeux, ça reste une réponse de chaque instant.

Un soupir lui échappe, elle réfléchit : Aucun de nous n'est vraiment préparé a l'extérieur. Je n'ai pas mis les pieds dehors depuis... Des années, avec les petits en plus, c'est suicidaire, elle sait que la porte est ouverte pour partir. Il y a une occasion de reconstruire une société plus juste désormais, c'est tout ce que je veux depuis que je suis ici, alors ça n'est certainement pas le moment pour mettre les voiles : Je reste. Si vous partez, je ne vous retiendrais pas. Mais moi, je reste, et je vais m'assurer qu'on ne reparte pas dans ces délires passés...

J’ai laissé les enfants avec Benjamin, et avec Lori surtout. Ils savent où me trouver, je ne suis pas loin, et ils sauront se débrouiller pour quelques heures, même avec Hannah. De toute façon, je suis plus absente et perdue que je ne l’ai jamais été je crois. Je fais le chemin avec Min-Oh, qui a eu la gentillesse de passer me prendre en rentrant chez lui. Il est tout aussi inquiet, préoccupé, que nous tous, même s’il s’efforce de garder la tête froide. Ce que j’ai plus ou moins réussi à faire jusqu’à ce que Mason ne revienne. Jusqu’à ce que je le vois et lui parle… Jusqu’à ce que je vois les médailles. Celles qu'il lui avait confiées. Depuis… J’ai l’impression  d’être déconnectée, d’avoir le cœur sans cesse piétiné, sans un instant de répit. Ne pas pleurer, ne pas craquer, ne pas sombrer. Ils m’aident, tous. Heureusement que j’ai mes enfants. Heureusement que je les ai, tous. Et je suis infiniment reconnaissante que Mason soit revenu. Mais… je me sens vide malgré eux.

Je salue tout le monde en entrant, d’un sourire bien moins lumineux que d’ordinaire, et je vais m’asseoir dans un des fauteuils près du feu, comme si sa chaleur pouvait m’aider à rester moi-même. « Comme le dit si bien Neela, nous ne sommes pour la plupart pas sortis depuis des années. Avec des nouveau-nés, il est impensable de vouloir s’y risquer. » Je me frotte nerveusement les mains sur ma jupe. « On peut construire quelque chose… où plus personne n’aura à mourir pour avoir relevé les yeux. » Je pique du nez et inspire profondément, faisant refluer mes larmes. Reprends-toi, ce n’est pas le moment, tu n’as pas le droit. « Je reste aussi. » Je relève la tête pour regarder Neela. « On peut faire quelque chose de beau ici. Où nos enfants pourront grandir en sécurité et être ce qu’ils ont envie d’être. Où chacun se sentirait en sécurité. » Je les regarde à tour de rôle et m’arrête sur Mason. « Je refuse de leur laisser le dernier mot et de les laisser gagner. Ils nous ont déjà assez pris. »

C'était comme un rêve, que de se retrouver tous ensembles ici. Blottie contre Mason, avec l'envie presque viscérale de ne plus avoir à le quitter près de cinq minutes, alors que les premières discussions se lancent, et qu'une idée générale préside. Rester. Esquissant un sourire à la remarque de Neela, rapidement appuyée par Hailey et Min-Oh, alors qu'elle reprend à leur suite.

Je ne partirai pas d'ici. Pas sans vous, en tout cas. Et même si je suis habituée à la survie en extérieur, je n'imposerais pas à nouveau cette vie à nos enfants. Les siens, ceux de Hailey, de Neela et Min-Oh. A leur famille enfin réunies, après l'enfer des mois passés. Il y en à déjà trop qui ont perdu la vie. Et de l'évoquer la ramène quasi instantanément à Nell, alors que le peu de sourire qu'elle possédait disparaît à l'idée. Je refuse de voir un nouveau Colville ou de nouveaux martyrs, mais Min-Oh à raison. Dans un camp comme dans l'autre, le risque sera élevé. Pour les partisans d'Armand, comme pour ceux qui tenteraient d'oeuvrer dans l'ombre pour reprendre les rennes d'un enfer qu'ils nommaient paradis. Ne se relevant que pour venir déposer avec douceur un plaid sur les épaules d'Hailey, serrant avec douceur son épaule de sa main, avant de reprendre .

J'ai envie de croire qu'on peut faire de cet endroit un véritable lieu ou Sally aura le droit d'être médecin si elle en a envie, au même titre que n'importe lequel de nos enfants. Mais toi, qu'est-ce que tu en pense ? S'enquit-elle auprès de son époux, soucieuse. C'était lui qui avait connu la pire folie des hommes, après tout.

J’écoute les réponses de mes proches, gardant le silence alors que je serre Anjali contre moi sans même m’en rendre vraiment compte. Je finis par abandonner l’idée de manger et je repose le bol sur la table, alors que ma femme finit aussi par se tourner vers moi pour me demander mon avis.

J’ai un bref soupir, levant un instant les yeux vers Min-Oh. « J’ai la marque des traitres gravée au fer rouge sur le bras. C’est tout juste si ce n’est pas écrit sur mon front et on sait tous que je ne dois mon retour qu’à la prise de pouvoir d’Armand. Ca va être compliqué pour moi de ne pas afficher mon soutien. » J’ai un sourire sans joie alors que j’ai tiré sur la manche de mon pull pour montrer rapidement la marque que j’ai sur l’épaule, sans réaliser le moins du monde qu’aucune des filles n’était au courant jusqu’à présent. « Mais je resterais discret pour le moment, ne t’en fais pas. » Je ne suis pas en état de faire quoi que ce soit de toute façon, autant ne pas se leurrer.

Si j’ai un hochement de tête quand il parle d’un rendez-vous avec Armand, je prends de nouveau quelques secondes de réflexion, posant mon menton sur l’épaule d’Anjali quand elle revient vers moi. « Quand on a créé cet endroit, j’espérais que ce serait un havre de paix. Pour tout le monde. Qu’on pourrait faire quelque chose de meilleur, donner un avenir à nos enfants et les préserver des rôdeurs. » J’ai un temps, fixant le vide. « Je ne peux pas partir, ce n’est même pas une question d’envie ou autre, c’est que je n’en ai pas le droit. J’ai fait partie des gens qui ont laissé cet endroit devenir un enfer pour tous ceux qui ne rentraient pas dans ces foutues cases et il est hors de question de laisser tout ça recommencer. On a une chance de bien refaire les choses et je veux aider. » J’inspire longuement, incapable de regarder qui que ce soit en cet instant. « Plus de Colville, plus de bidonville. Plus de prison dorée. Il faut que tout le monde sache ce qu’il y a vraiment dehors. Et qu’on offre à nos enfants ce qu’ils sont en droit d’espérer. Pour que tout le monde ait le droit d’être ce qu’il veut. Et où il veut. » Je sais, ils vont encore dire que je ne suis qu’un sentimental naïf. Mais si Colville n’a pas réussi à me changer, ils ne pourront pas non plus.