- Vous en es sûre ? Demanda-t-elle à Melinda.
- Sûre qu’il y a eu du passage, oui, rapporta l’ancienne pêcheuse avec sérieux, quelqu’un a squatté dans cet hôtel et je ne crois pas que c’est de chez nous.
- Ok.

L’instant suivant, l’avocate décrochait son talkie de sa ceinture pour prévenir qu’elle avait besoin de constituer une petite équipe de dernière minute, pour aller voir ce qui se passait du côté des marina qui jouxtait le terminal du ferry de Bainbridge Island.

***

Dans la mesure où quasiment tous les effectifs était déjà assignés aujourd’hui, June avait décidé de se déplacer elle-même. De toute façon, elle aimait souvent constater ce genre de désagrément par elle-même. Il y avait peu de chance qu’il s’agisse d’un piège et il resterait très largement à portée de la radio de la base ; le renfort pourrait débarquer en très peu de temps.

Ayant troqué ses vêtements plus civils contre un treillis militaire et un pull noir, la quarantenaire se dirigea vers l’armurerie, là où elle devait s’équiper et retrouver son coéquipier de la journée. Jackson, rien que ça. Il avait eu le temps de prouver son allégeance à Fort Ward, de s'intégrer aussi, la rouquine ne s’inquiétait pas trop pour ça ; mais il n’était pas non plus la personne avec laquelle elle avait le plus de facilité. Ce qui n’était pas un souci en soi, puisqu’elle s’en tiendrait à une relation purement professionnelle.

Le vieux Terrance lui posa sur le comptoir le pistolet semi-automatique qu’elle avait demandé, ainsi que deux chargeurs. June signa le registre pour annoter la sortie de l’arme qu’elle allait utiliser et assembla cette dernière avec les munitions, avant de la glisser dans le holster dont les lanières de cuir serrait sur ses côtes. Elle fit volteface et vit justement arriver son aîné. Un simple signe de tête le salua et elle entama immédiatement, sur son ton froid et impersonnel :

- On a possiblement eu des squatteurs à l’hôtel Eagle harbor, qui sont passés entre les mailles des patrouilles, malheureusement, vu la taille du territoire, c’était possible : ils pouvaient annoter les changements notables, pas quelques infiltrations discrètes, on va aller voir si c’était du ponctuel ou si ce sont des gens qui pensent s’installer chez nous.

L’hiver semblait toujours interminable, avec ses brumes qui s’éternisaient et le soleil qui n’arrivait pas à les réchauffer. La rouquine monta la fermeture de la veste kaki qu’elle avait enfilé et pris la direction du parking des véhicules. Tout comme les effectifs, les plus performants étaient tous réservés ou déjà sortis, ils écopaient donc d’un pick up civil, suffisant pour là où ils se rendaient, mais encore cabossé par de vieilles mésaventures. Ses impénétrables prunelles d’émeraude se posèrent sur son aîné qui semblait décidé à entamer la conversation et… la provoquer. Elle ne voyait pas d’autres interprétation sinon. Inexpressive, June dévisagea froidement Jackson et rétorqua sur un timbre polaire :

- Je ne vois pas où vous voulez aller avec ça et ça ne m’intéresse pas vraiment de vous y suivre.

Elle avait cessé de le regarder alors qu’ils atteignaient leur carrosse pour la durée de cette mission. L’avocate ouvrit la portée côté conducteur et s’installa au volant. Ce n’était pas un oubli : elle avait sciemment ignoré l’invitation de l’ancien shérif à se confier sur « sa vie d’avant ». D’abord parce que les small talk étaient toujours d’une inutilité affligeante, mais surtout parce qu’elle n’entendait pas rentrer dans ce petit jeu où elle avait la sensation de devoir prouver qu’elle était méritante ou compétente. D’abord, elle n’estimait avoir de compte à rendre à personnes et ensuite, les résultats parlaient d’eux-mêmes : Fort Ward tenait debout et la famille de Jackson aurait été recruté par des psychopathes si elle ne lui avait pas ouvert ses portes.

- J’ai une question plus intéressante, reprit-elle finalement sur le même ton égal en mettant le contact – le moteur protesta mais finit par s’embraser, pourquoi dépenser autant d’énergie dans cette approche au mieux, hypocrite, et au pire, insultante ? C’était l’un ou l’autre, à moins qu’elle n’ait raté une étape dans son discours, si vous avez quelque chose à me dire, je vous écoute.

Et ça, c’était bien une vérité : June n’avait aucun problème à recevoir les contestataires, alors ils y gagneraient tous les deux à ce que les doléances de Jackson soient exprimées clairement. Tout en ajustant son rétroviseur intérieur, elle attendit et recala derrière son oreille une mèche de feu, échappée de son chignon un peu moins stricte que d’ordinaire.

June suivit à une allure raisonnable les sentiers intérieurs qui montaient vers le nord, jusqu’à la barricade et les gardes qui les laissèrent passer rapidement. Ensuite, c’était le monde sauvage. La dense végétation d’une île qui ne manquait pas de pluie, la vie naturelle qui n’était plus vraiment gênée par l’insignifiante présence humaine. La rouquine pensait en avoir terminé mais à défaut d’avoir une réponse à sa question, son voisin se lança dans une longue tirade qui justifiait ses questions précédentes. Attentive aux sentiers ravagés, l’avocate ne lui jeta qu’un regard en coin. Il parvint quand même à lui soutirer un sourire en coin qui, néanmoins, n’avait rien d’amusé. Il osait la comparer aux PDG d’un modèle enterré… ça n’avait pourtant rien à voir. Ceux-ci jouaient avec des chiffres abstraits, des bénéfices absurdes, des règles fragiles. Elle, elle organisait la vie, chaque jour qui passait.

- Le premier objectif de Fort Ward est d’offrir ce vestige de civilisation à autant de personnes que l’on peut, je ne vois pas pourquoi votre présence me dérangerait, d’un point de vue personnel, elle ne « l’enchantait » pas non plus, c’était simplement une information neutre dans son quotidien, et je suis réellement accaparée sur plusieurs fronts depuis plusieurs mois, ça n’avait rien d’un faux-semblant, nous revoyons notre production alimentaire, le sujet du vaccin est toujours au cœur de nos préoccupations et notre guerre contre les fanatiques de New Eden est loin d’être terminée, bien des preuves témoignaient de cela : le rationnement alimentaires, les raids pour des produits pharmaceutiques, les attaques au scalpel sur leur gros ennemi, entre autres dossiers, la production du bio-éthanol, la fabrication des médicaments, la conception des abris souterrains, la préparation secrète d’un lieu de repli… bref, ses méninges ne chômaient jamais, je suis navrée de ne plus avoir le temps de me poser pour « prendre un café » ou connaître la vie de chacun des 436 survivants du camp.

Citer le nom, c’était aussi une façon de montrer qu’elle avait parfaitement en tête la quantité de vies qui dépendait de ses décisions. Ça soulignait aussi l’ampleur de la tâche à laquelle elle avait renoncé depuis que leur population avait dépassé les 200 têtes. Dans tout ça, June n’évoquait même pas la tentative de meurtre dont elle avait été la cible à l’automne et qui l’avait terrassée de longues semaines. Elle ne voulait pas que ça serve d’excuse et encore moins que Jackson puisse la penser vulnérable. Il ne restait de cet épisode qu’une longue cicatrice rose, de la base de son cou à sa mâchoire, en passant sur la jugulaire. Elle ne cherchait pas à la cacher, car ce n’était en rien une honte d’avoir survécu. Après avoir négocier un virage, elle céda tout de même :

- J’étais avocate fédérale, état de Washington, la précision était peut-être superflue, mais on ne savait jamais, si vous voulez me parler plus en détail de votre parcours, c’est le moment, ils avaient quelques bonnes minutes de routes encore, Shérif Grant, elle lui glissa une œillade : non, elle n’oubliait rien des informations qu’elle répertoriait sur ses recrues.

- C’était une base fermée, l’US army l’a confiée à l’Academy quand ça a commencé, répondit-elle en se concentrant sur l’essentiel.

Elles étaient loin maintenant ces histoires d’armée privée et de sauvetage de « l’élite ». Parfois, June se demandait ce que les grands pontes avaient eu en tête en initiant le projet de Fort Ward. Ou plutôt, avaient-ils prévu une telle évolution ? Il y avait fort à parier qu’à l’origine, ce ne devait être qu’un cocon temporaire, pour que dès que la société puisse revenir à normale, quelques personnalités jugées « légitimes » soient propulsées sur le devant de la scène. Et au final… la communauté s’était réinventée, avec ses victoires et ses défaites. Ils étaient menacés mais, paradoxalement, ils étaient plus forts que jamais.

- C’est probablement pour ça que je n’y vais pas, au bar, parce que les langues s’y déliaient.

La rouquine n’était pas vraiment une adepte de ce genre d’ambiance – plus maintenant en tout cas. Par ailleurs, si elle reconnaissait le bénéfice de cette « détente » pour tous les membres de la population, elle n’aimait pas l’idée de se rendre… moins attentive. Et si New Eden attaquait alors qu’elle avait un coup dans le nez ? Si un incident avait lieu pendant qu’elle s’amusait ? Non, ses seuls instants de lâcher-prise étaient en compagnie de Valentine, dans l’intimité de leur foyer. C’était mieux ainsi et elle était certaine que les habitants lui étaient reconnaissants de ne pas gâcher leur lieu de fête par sa présence solennelle.

- Voyons Jackson, vous le savez, répliqua-t-elle à propos de sa cicatrice.

Il était déjà là quand Clyde avait tenté son évasion remarquée, puisqu’il avait essayé de l’égorger. Mais June ne lui en voulait pas d’avoir oublié : c’était peu après l’affaire des Skagit, qui avait déjà bien occupé les esprits, et elle avait tout fait pour que le terroriste soit effacé de leur histoire. Pas de tombe, pas de cérémonie, rien d’autre qu’une brève communication pour le graver dans les mémoires comme un criminel.

- Ne le prenez pas mal ni personnellement, répondit l’avocate au shérif qui s’obstinait à essayer de lui faire comprendre qu’il fallait qu’elle se mêle à la foule, ça ne fait simplement pas partie de ma personnalité, je suis même assez mauvaise au jeu du velours, ironisa-t-elle avec une métaphore, mais toujours impassible, je suis ravie de déléguer cette tâche à Madisson.

Elle avait accentué le verbe, justement pour rebondir sur le conseil de son aîné. La blondinette était parfaite comme référente à la population, une parfaite suppléante à June, qui n’avait pas l’énergie à mettre dans ce genre de pièce de théâtre. Les années de survie l’avaient rendue plus glaciale et inaccessible qu’elle ne l’était autrefois ; c’était peut-être de ça que parlait l’ancien flic, quand il disait que leurs actes les avaient forcément changés. La rouquine était férocement différente de la femme qu’elle était cinq ans auparavant, même si elle n’avait pas la sensation d’avoir évolué.

- Une embuscade ? répéta-t-elle en plissant les yeux pour essayer de voir un détail qui lui échapperait.

Suivant les consignes de son voisin, elle ralentit l’allure sans s’arrêter. Ce serait sacrément culotté de la part d’intrus d’oser leur tendre un piège sur leur territoire. Ils étaient encore à mi-chemin de leur destination alors si ces « pirates » étaient venus jusqu’ici en évitant les patrouilles… ils étaient inconscients, ou bien ils avaient une idée derrière la tête. June lâcha le volant d’une main pour décrocher le talkie à sa ceinture et le tendre à Jackson ; ils étaient encore largement à portée de la radio de la base.

- Prévenez-les des traces d’intrusions en donnant nos coordonnées et dites d’envoyer une équipe de back up s’ils n’ont pas de signe de nous toutes les dix minutes.