Je me demande sérieusement si je n’ai pas fait une petite erreur là. On m’a déposé à Kennewick et quand je vois cette histoire de rail, quand je vois ce train… je me demande si mon désir de liberté n’est pas un peu con… Un groupe qui a un train… un groupe qui ne montre pas sa ville, son QG, et qui me dépose dans la pampa… Kit et Conrad ont peut-être pris une bonne décision en restant. Moi ? J’avoue avoir un petit doute aujourd’hui, à la veille de reprendre la route.

Non. Aller Sierra ! Il vaut mieux ne pas s’installer au premier endroit venu, mais surtout, j’ai envie de… de me prouver que je peux le faire. Que je peux rouler ma bosse un petit peu. Je veux rester indépendante, je veux être libre ! C’est complètement idiot dans le monde d’aujourd’hui ou l’est-ce vraiment ? Je n’ai pas ces réponses pour l’instant. Que ce goût de… l’aventure ?

Je cause comme un vieux ? Dio mio… Les deux frères m’ont ruiné ! Je vois pas d’autre explication !

Il faut que j’arrête de froncer des sourcils. Je vais faire des rides ! Surtout pas ! Aller, on respire un grand coup et… et on va retrouver l’endroit pour manger un morceau. D’accord, ce ne sera pas de la truite avec de la verdure sauvage, mais je ne ferai pas la fine bouche avant de partir quand même… J’ai l’estomac tout noué d’un coup.

Voilà que j’arrive près d’un feu de camp. Certains travailleurs viennent faire une pause pour avaler quelque chose. L’on m’a permis de me servir, j’ai offert quelques coupes de cheveux depuis ce matin. Alors je prends un bol et m’éloigne un petit peu. Tous ces hommes, ils sentent la sueur et ça me brûle les yeux. Il y a quelques femmes aussi, mais pratiquement pas.

Je me demande si tout le monde est de ce groupe. Mon regard s’arrête sur un type et je décide de m’adresser à lui, sans gêne comme à mon habitude.

- Bonjour. Vous retournez tous à votre camp après les travaux ? Quelques-uns d’entre vous reprennent la route ailleurs sinon ?

Il est beau gosse, quoi que super négligé hein. Les cheveux trop longs, la barbe pas taillée… Il est vouté aussi. On dirait que les grands sont gênés d’être grands. Je le détaille un petit peu et mon regard s’attarde sur une croix qu’il porte au coup.

- Mes parents portaient toujours des croix eux aussi. Que je souffle distraitement.

Il est épuisé. Les bras qui lancent, le dos douloureux, il buche toute la journée sans bien en voir le bout. Il sait que ce travail est à s'en briser les os, et en même temps, il sait aussi que c'est nécessaire. Il n'est plus temps d'améliorer le travail, il est juste temps de travailler. La vie à Walla Walla mérite l'investissement qu'ils veulent y mettre, notamment pour reconstruire ce qui doit l'être. Il contribue. Et si ça peut l'amener loin de chez lui, il n'hésite pas longtemps. Ses yeux se perdent dans le vide un temps. La pause est bénéfique. Il fait chaud. Se défaisant un temps de son t-shirt, il vient s'humidifier la nuque et les épaules, comme pour essayer de chasser cette impression étouffante.

Est-ce que ça marche ? Un peu. Il trempe son haut pour venir le renfiler ensuite. S'il peut s'éviter des coups de soleil. La casquette a droit au même sort alors qu'il entend une voix féminine. Cette dernière attire son attention, et il pose son regard sombre sur un brin de femme qu'il ne connait pas. Pour ma part, je repars au campement dans trois jours, mais certains feront le trajet ce soir, répond-t-il simplement en lui offrant un sourire avenant : Je ne peux pas vous en dire plus pour les autres, certains iront peut-être vers l'avant-poste pour entamer le travail de ce côté-là aussi, ajoute-t-il en haussant les épaules.

Il la scrute un instant : Vous vous appelez ? Demande-t-il en s'approchant, prête à lui tendre la main avant de se raviser. Il se sent... Sale. Et il n'a aucune envie de la salir avec toute la terre et les cloques qu'il a sur les mains malgré les gants. Ses doigts se portent à sa croix, et il a un sourire : Je la tiens de ma mère, c'est ma croix de baptême, explique-t-il. J'ai de la chance de l'avoir encore, l'or blanc traverse bien les années, souffle-t-il, nostalgique. J'ai vu que vous avez fait des miracles aujourd'hui, poursuit Jacob en la désignant : Rendre visage humain à des hommes qui n'ont pas le temps de s'occuper d'eux : Ca faisait longtemps que je n'avais pas vu autant de sourires, la félicite-t-il.

Bon, j’ai pas réellement la réponse que j’attendais ou plutôt, j’en ai la moitié. Il faudra que je pose des questions aux autres. Je tire une moue un peu emmerdée sans trop m’en rendre compte. L’on m’a toujours dit que mon visage parlait trop de lui-même. Difficile de cacher ce que je pense ou ressens. Je m’en fiche il faut dire surtout.

- Merci. Que je souffle néanmoins. J’ai un minimum de respect en fait. Bon, la prison me l’a appris, parce qu’avant j’étais la pire peste qui soit. Sierra. On entend clairement mon petit accent, je n’ai jamais pu le prononcer à l’américaine mon prénom. Et vous ? J’apprécie qu’il range ses sales pattes au lieu de me serrer la main.

Je suis certaine qu’avec les gants et les heures de travail, ses mains sont moites et puantes. Une bonne douche et il redeviendrait approchable.

J’ai un petit sourire nostalgie alors qu’il m’explique d’où vient sa croix. La mienne, je l’ai laissé il y a des années au Ranch. Je… je regrette un petit peu. Même si je ne m’entendais pas avec mes parents, même si j’ai décidé d’avancer sans eux, de faire ma vie sans eux, je me dis que peut-être avec le temps nous aurions pu nous réconcilier. L’âge me rend bien trop faible. Beurk.

- Vous avez tout compris. Là j’ai un sourire ravi qui vient illuminer mon minois. Même au temps d’avant, l’esthétique faisait du bien. C’est encore plus vrai aujourd’hui. L’hygiène de base, mais aussi le fait de se sentir beau, c’est bon pour la santé mentale et physique. Je suis convaincue et convaincante en règle générale. Je pourrais d’ailleurs vous proposer mes services, vous aurez moins chaud si on raccourcit vos cheveux et qu’on taille votre barbe. Je pourrai même le lui laver, ce sera une tête de plus qui ne pue pas le fond de panier à lessive sale.

En échange ? Je prendrai quelques rations pour la route que je vais bientôt faire. Si je peux trouver une carte, ce serait bien ! Même si je n’ai jamais posé les yeux sur une carte de ma vie.

Jacob, qu'elle se présente simplement, un chiffon humide entre les mains, il apaise à peine les cloques qu'il vient de se faire sur les mains, ou encore le fait qu'il est sincèrement épuisé. Le frais lui fait au moins un peu de bien, mais pas suffisamment pour que ça fasse la différence. Parfois, il bénit la corne sur ses paumes pour le protéger, d'autres, la raideur dans ses articulations lui donne l'impression de le faire simplement souffrir et de l'handicaper. C'est son corps désormais. Ce géant dégingandé qui n'a jamais su comment se faire aussi discret, quitte à effacer sa personnalité pour disparaitre.

Il en est rendu là, à regarder la petite brune devant lui qui lui parle, encore, et puis qui y va aussi de toute sa franchise. Elle sait manier les mots, mais plus encore, Jacob rit doucement de la tournure de ses phrases : C'est une jolie façon de me dire que je suis moche et que je pue, ajoute-t-il alors en haussant les épaules. Il en est heureusement à sourire, parce qu'en toute honnêteté, il en a conscience. Je plaisante, je m'en rends déjà compte, admet-il avec une grimace de circonstances. Il y a du laisser aller chez lui, parce qu'il passe plus de temps dans son haras que chez lui pour prendre soin de son image.

Et peut-être aussi parce que cette idée ne l'a jamais trop effleuré. Bien présenter ? Pour quoi faire ? Lui a toujours été plus ou moins un rustre, un ours, gentil certes, mais il n'a jamais eu besoin de se faire passer pour autre chose. Peut-être que le physique un peu hostile l'a beaucoup aidé à repousser ceux qu'il ne voulait pas dans son sillage. Les menteurs, les profiteurs. J'en aurais sans doute besoin, mais j'ai encore plus besoin d'une toilette, si vous permettez, ajoute-t-il en s'écartant de quelques pas, pour aller vers les lieux d'aisance. Lorsqu'il revient vers Sierra, la toilette nécessaire lui a rendu à peine forme humaine. Au moins, il n'en porte plus l'odeur.

Touché. Je prends un air faussement coupable, mais j’ai bien vite un petit sourire mutin aux lèvres.

- C’est simplement mon métier… d’optimiser l’apparence. Encore une belle façon de dire les choses, mais ça c’était et c’est toujours mon job. Vous n’êtes pas moche cela dit, mais vous avez travaillé toute la journée.

S’il veut la vérité, je n’ai aucun souci à être franche ! Il est amusant par contre, parce qu’il s’en amuse justement. Il le sait qu’il ne sent pas la rose, mais c’est juste normal vu le boulot quoi. Aussi bien en rire.

- Je vous en prie. Que je lui lance théâtralement pour plaisanter. Je me pousse un peu pour le laisser passer et je me trouve un endroit pour aller m’asseoir.

Je ne pense pas qu’il va revenir me voir, dommage. Sauf que je me mettrai pas en travers du grand brun et d’une douche ! Ils ne sont pas tous comme lui à vouloir faire leur toilette, malheureusement. Je sors donc ma gourde d’eau et en prends une grande gorgée, avant de la ranger de nouveau dans mon sac et de fouiller le contenu de ce dernier. Franchement, j’ai plus grand-chose. Peignes, ciseaux de coiffures, quelques restes de soins, mais sinon… Il faudra que je me refasse des stocks. J’ai un peu la flemme, mais si je ne le fais pas… J’aurai rien à offrir et pas question de demander à un péquenaud d’aller me chercher ce dont j’ai besoin. Ils ne savent pas quoi chercher. Je chope mon petit calepin et je commence à réfléchir à ce que je devrais trouver. Je note doucement tout ça quand j’entends des pas qui se rapprochent de moi. Je relève les cils et je reconnais Jacob. Je suis quelque peu surprise je l’avoue, je ne pensais pas qu’il reviendrait. Je lui offre un grand sourire cependant.

- Alors, prêt pour une coupe ? Je pourrai tailler votre barbe aussi. Vous pensez à quelque chose en particulier ou je vous coupe seulement les pointes ? J’espère que je n’ai pas un autre Classic-Kit dans les pattes… Parce que je lui raccourcirais bien sa longueur un petit peu.

C'est un nouveau rire qui lui échappe alors que Sierra y va de son commentaire, et se rattrape avec une franchise rafraichissante et déroutante. Il n'est plus habitué à ça, parce que New Eden a mis des années à dresser des femmes qui n'en avaient pas besoin, et qu'aucune ne se permet encore d'être aussi honnête et directe. Toutes savent que ça pourrait leur coûter cher, ou en tout cas, par le passé, c'était le cas. Il y a encore des restes de ça, une retenue méfiante, parce que le basculement d'un régime à un autre ne se fait pas forcément simplement. Il n'y a pas que l'avant et l'après, il y a tout l'entre-deux qui peut paraitre déroutant.

Il esquisse un sourire : Heureux d'apprendre que je ne suis pas moche, poursuit-il. Vous dites ça à tout le monde ? Pour savoir s'il doit se sentir hors du commun, ou au contraire, parfaitement dans la norme. Il ne s'esquive que pour une toilette nécessaire et minutieuse. Une douche serait bien heureuse mais ils n'ont pas ces moyens là sur le chantier, et Jacob s'est habitué à faire comme il pouvait sur place. L'extérieur ne lui est de toute façon pas étrange, pour ainsi dire, il s'y est fait aussi rapidement. Lorsqu'il revient auprès de la brune, il comprend qu'il ne va pas y couper.

Contrairement à ses cheveux et sa barbe, visiblement. Je ne pense à rien de précis, faites comme vous voulez, Sierra, souffle-t-il. Où doit-il s'installer ? Comment ? Il se laisse guider par la brune, qui semble avoir les compétences nécessaires pour bien faire son travail, c'est pourquoi il se sent à priori en confiance. Evitez de me rater, que ma famille ne me juge pas trop, quoi, sourit-il, sans véritable nervosité. Déjà qu'ils se sont habitués à ma barbe et mes cheveux, revenir sans va leur faire drôle, il est même possible qu'il ne soit plus reconnaissable, mais bon, le changement fait parfois du bien, n'est-ce pas ?

- Seulement à ceux qui ne sont pas moches. C’est encore une réponse du tac-o-tac et ça m’amuse énormément.

Ceux qui le sont ? Je trouve un autre moyen de les complimenter… enfin à l’époque. Aujourd’hui, je manipule ceux que je dois manipuler pour survivre et ça ne m’empêche pas de m’admirer dans un miroir tous les jours.

Je le laisse donc partir prendre une douche ou je sais pas trop ce qu’ils ont installé ici. Il faudra que je fouine plus tard dans la journée, parce qu’il est pas question que je sois crade. Je ne pense pas que le grand brun va revenir, mais c’est avec surprise que plusieurs minutes plus tard je le retrouve à nouveau devant moi, me surplombant de sa hauteur. Il est super grand, vraiment, et moi super petite… je sais bien. Je suis fun size, voilà tout !

Je lui fais signe de me suivre avec un sourire franchement ravi. Il y a quelques chaises ici et là et j’en chope une pour nous mettre un tantinet à l’écart. Je reprends la bassine dont je me sers depuis ce matin et récupère un peu d’eau de pluie dans un des tonneaux. Ciseaux et peigne en main, j’assois mon client et je commence à tourner autour de lui. Sans doute qu’à ses yeux je fais rien de crédible, mais je suis en train de mesuré ses proportions en fait. C’est mathématique les coupes de cheveux.

- Aie ! Mon cœur ! Je pose une main sur ma poitrine en grimaçant. Vous me blessez à ne pas avoir confiance Jacob ! Je suis un peu théâtrale comme à mon habitude, puis je retrouve bien vite mon petit air espiègle.

S’il ne s’était pas lavé les cheveux, j’aurais pu lui faire un shampoing et un massage, mais je commence directement par la coupe de cheveux cette fois. Je commence à lui peigner sa tignasse, puis à mettre des pinces pour retenir les séparations horizontales que je vais. Et… on commence la coupe.

- Vous avez une grande famille ? Et oui, il faut faire la conversation avec ses clients. Ça semble vraiment… surréaliste pour moi une ville comme Walla Walla. C’est vraiment comme ils le décrivent ?