Assis sur le pont de mon bateau, j’regarde l’horizon, le front appuyé contre la rambarde. J’avoue, j’ai pas la moindre idée depuis combien de temps j’suis là. Mais après être rentrés à Crescent Bay, j’ai eu b’soin de … j’sais pas trop en fait. M’isoler un peu ? Prendre de la distance ? Ouais, un truc du genre. Y a une part de moi qui a envie de partir au large quelques jours. Juste pour souffler. Et l’autre qui a envie de cramer ce foutu chalutier, pour ce qui a pu se passer dessus ces derniers mois.

Du coup, j’fais rien, depuis des heures. J’me contente de vider cette bouteille de rhum à petites gorgées, en attendant que le soleil s’lève. Ptet que j’aurais genre une inspiration divine quand la nuit laissera place au jour. Ptain, je vais virer poète et ça, dans le genre craignos, ça se pose là. J’sais même pas pourquoi mais ça m’fait marrer, avant que j’laisse de nouveau filer un soupir. J’crois que je commence vraiment à sentir les effets de l’alcool. Ou d’la nuit blanche. Probablement un savant mélange des deux en vérité. J’suis infoutu de savoir l’heure qu’il est mais, à vue de nez, je dirais dans les cinq heures du mat’.

Et, vu l’heure tardive… ou beaucoup trop tôt pour les honnêtes gens, j’suis un peu surpris d’sentir la présence de quelqu’un sur le point. Un bref regard en direction de la silhouette qui s’rapproche et j’reconnais Yulia. Forcément, j’laisse échapper un rire. Elle entre pas vraiment dans la catégorie des honnêtes gens, alors c’est pas déconnant qu’elle soit debout à cte heure et tout va pour le mieux dans le grand ordre naturel des choses. Ou un truc du genre. « Qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu vas choper la mort. » Surtout que là, y a une espèce de petite bruine bien dégueulasse qui transperce les fringues. Même moi j’commence à me les geler un peu. Enfin, je pourrais, si j’étais pas en train de picoler comme un trou depuis des heures. En mode trop dark et solitaire, le truc qui me ressemble pas tout en temps normal. Sauf que les dernières semaines ont été… compliquées. Surtout moralement parlant. Enfin, à bien y réfléchir, on est plutôt sur les dernières années qui ont été compliquées. Hum. En fait, je crois que j’ai besoin d’faire un peu le point. « Si tu restes, chope la couverture qu’est dans la cabine derrière toi. » Au moins on pourra s’réchauffer un peu. Et, vu qu’elle a pas l’air de vouloir faire demi-tour, j’ajoute, me tournant un peu plus vers elle. « C’est déconseillé pour toi la picole ou pas ? » Que j’boive pas tout seul au moins.

Si c'est que la mort, alors ça va, que je souffle en réponse à Echo en m'avançant. L'écharpe serrée contre moi, j'ai laissé Analya dormir du sommeil du juste alors que moi, je suis incapable de trouver le sommeil. Crescent ressemble à une zone encore hostile. Les images s'imposent, le retour à la maison est difficile, et sans nouvelles des autres, j'ai l'impression que ça va pas aller en s'arrangeant. En fait, ce calme me terrifie plus qu'autre chose, je suis pas persuadée qu'on puisse être à nouveau "normaux" dans ces circonstances. Mais ceux sont des remarques d'un autre temps, et on a trop à faire pour faire semblant justement.

Je soupire, saisis la couverture qu'il m'indique et vient m'asseoir à côté de lui avant de la passer sur nos jambes justement. Ouais ça l'est, déconseillé. Interdit même. Mais si tu dis rien, je dis rien non plus, que je souffle en prenant la bouteille. J'ai encore une meilleure descente que lui. Ou en tout cas, j'en avais une avant de retomber enceinte. Plusieurs mois sans boire, ça change un peu la donne. Mais les habitudes de ce genre se reprennent vite, encore plus dans un groupe où la boisson est sans doute la tentation qui permet un peu plus de passer le temps. Je tourne les yeux vers Echo et fronce les sourcils.

Pourquoi tu te bourres la gueule tout seul ? Que je lui souffle alors, après une gorgée qui me réchauffe de l'intérieur. La mer est calme ce soir, c'est agréable. En fait, ça change de la confusion dans mon crâne. Tu vas me dire que t'as pas trouvé de copain pour t'accompagner ? J'ai du mal à y croire : y'en a un peu trop qui sont partants désormais pour ce genre de conneries, je vois même pas comment c'est possible de rechigner à la tâche me concernant. D'ailleurs, je suis volontaire moi, pourquoi il m'a pas proposé avant ? Du coup tu passes pour un gros alcoolique ?

« Ouais rien d’bien méchant quoi. » Soufflé en roulant des yeux, alors que j’tente même pas de m’lever pour l’accueillir. Ce serait un coup à ce que je me vautre lamentablement sur le pont, voire que j’passe par-dessus bord. J’ai beau être un excellent nageur, j’garantis pas le résultat vu mon degré d’alcoolémie.

J’ai un sourire à sa remarque sur l’alcool, lui laissant la bouteille. « Promis, j’te dénoncerais à personne. » Pas comme si c’était mon genre de balancer. Sans compter qu’elle est assez grande pour savoir les conneries qu’elle peut faire ou non. « Me vide pas toute la bouteille par contre hein. Déconne pas. » La flemme de retourner en chercher une autre quoi. Et, quand elle reprend la parole, j’laisse filer un silence. Même un soupir, pour dire à quel point elle fout le bordel dans ma tête en deux secondes.

Bon, possible que j’me marre un peu quand même. « Naaaan, j’suis pas alcoolique. J’préfère dire que j’apprécie les bonnes choses. » Tu parles, ce truc pourrait déboucher les chiottes sans problèmes. « J’ai demandé à personne de m’accompagner. J’avais… besoin de faire un peu le point. » J’lui lance un regard en coin, attendant de voir si elle va s’foutre de ma gueule ou pas. Mais, vu que visiblement, elle attend la suite, j’reprends, avec un autre soupir. Ca fout toujours la bonne ambiance les soupirs, en mode on m’arrache ma confession quoi. Bon, que ce soit Yulia ou Lex, elles arrivent toujours à tout me faire balancer avant d’avoir eu le temps de finir leur phrase de toute façon. « Cette chieuse me manque. » Bon, c’est une évidence, mais c’est un bon moyen d’lancer la discussion non ?

« J’ai un paquet de merdes qui me trottent dans la tête Yu’. » Et d’hab’, je me débrouille assez bien pour tout cacher sous le tapis en balançant quelques vannes. « D’puis que Jack est mort, j’arrête pas de me dire que ça y est, c’est fini. Que ce connard a enfin payé, que ma femme et mes parents ont été vengés. Comme tous les autres qu’il a tués. » J’me passe la langue sur les lèvres, dans un tic que j’réalise même pas. « Sauf que j’arrive pas à l’assimiler. A m’dire que j’peux tourner la page. Et tout ce qui tourne là-haut c’est c’qu’Aleesha a dû faire avec ce putain de soleil tatoué sur son cou. » J’parle pas d’elle en temps normal. Genre jamais. J’irais pas jusqu’à dire que c’est un sujet tabou, mais pas loin.

J’lui reprends la bouteille des mains et je bois une longue gorgée. « Tu comprends pourquoi j’bois tout seul ? Dans le genre de déprimant, ça s’pose là. » Et personne a besoin de ça actuellement.

Sinon quoi ? Franchement, je prends ce genre de remarques évidemment pour un défi de circonstances. Moi, on me dit que je dois pas faire un truc ? Bien sûr que j'ai envie de le faire, c'est un peu comme un impératif même, dans ces conditions. Je soupire, et je hausse les épaules quand il me parle de l'autre chieuse. Un bref rire secoue mes épaules, qui m'arrache pour une fois par une grimace douloureuse : Elle va finir par rentrer, il le faut bien, non ? On va pas rester disloquer, loin les uns des autres, pendant cinquante ans quand même.

Enfin... Je dis ça mais j'en sais rien. Peut-être qu'elle a plus envie d'être là après tout ce qu'il s'est passé, et une part de moi pourrait très bien le comprendre. D'une manière ou d'une autre, elle rentrera, c'est juste qu'il lui faut du temps pour y croire aussi, que j'ajoute. Que c'est fini pour de bon, qu'il y a plus rien à faire. Ou je sais pas... enfin, quoi qu'il en soit, je reprends la bouteille pour une autre gorgée qui me brule l'oesophage et m'arrache une brève toux quand une partie me remonte dans le nez malencontreusement. Ouais puis la vengeance a toujours eu un gout amer de toute façon, on va pas se le cacher, que j'ajoute.

J'entends ce qu'il dit et je le comprends sans doute mieux qu'il peut le penser. C'est étrange, et comme pour Lex, j'imagine qu'on a du mal à se dire "ça y est putain, c'est fini". C'est tout le point, tout le problème. Y'a un côté un peu irréaliste quand on a tant encaissé. C'est compliqué aussi d'se dire que c'est fini, que je lui murmure finalement. J'ai vu Ulrich crevé, mais j'peux pas m'empêcher d'penser à lui, et d'me demander quelle merde il a pu nous laisser quand même, que j'ajoute, même si je trouve ça ridicule évidemment.

Je me sens conne quand j'y pense. Il m'empêche de dormir, je pense souvent à lui, à ce qu'il m'a fait. Dans ces circonstances, la cicatrice me démange affreusement et j'ai du mal à réaliser : Alors t'inquiète, j'comprends très bien de quoi tu causes, et j'comprends aussi qu'ça a rien de... Je sais pas. J'ai pas les mots pour en parler, je sais pas s'ils existent vraiment. Bref, c'est pas vraiment aussi simple que ça, que je lui souffle en pinçant les lèvres. Cet endroit, il porte la marque de tout ça, et on y vit encore, c'est aussi le problème. Comment on efface le sang qu'on peut pas oublier ?

J’renifle un coup, prenant vaguement un air outré. « Sinon j’vais devoir me lever pour en chercher une autre et, vu comment j’ai déjà picolé, j’vais probablement me casser la gueule et me péter le cou sous tes yeux ébahis. Imagine le drame. » Et au reste, j’ai un hochement de tête. « J’espère bien. Elle commence à s’faire désirer et on va d’voir lui dire qu’elle nous a manqué. Ca m’saoule d’avance. » Possible que j’ai aussi besoin de lui parler, d’me confier, même si Yu’ est tout autant une confidente.

« Ouais, j’comprends. C’est… bizarre. Après tout ce temps. » Surtout pour elles, après ce qu’elles ont subi l’été dernier. « Des fois, j’me demande si elle a vraiment envie d’revenir. Comme j’me suis demandé si t’allais revenir après l’accouchement. » Je l’avais encore jamais dit à voix haute, mais revenir ici, ça peut raviver de sales souvenirs, alors j’pourrais piger que ça les emballe pas vraiment quoi.

Au reste, j’ai un froncement de sourcils, lui piquant la bouteille pendant qu’elle s’étrangle. « Hé, évite de t’étouffer hein. T’as une réput’ à tenir quand même. » Je bois une longue rasade, me raclant ensuite la gorge, avant de reprendre, fixant d’nouveau le vide. « C’est bien de la merde la vengeance. J’arrive même pas à être un peu soulagé ou… j’sais pas… content ? » Ptet que ça viendra. Plus tard. Mais comme elle dit, ça laisse un sale goût dans la bouche. Et ça fait chier. Au moins, on sait qu’ils feront plus d’mal à personne, c’est déjà ça.

« Tu crois qu’il pourrait avoir laissé encore des trucs derrière ? Même après le ménage qu’on a fait sur la plateforme ? » Enfin on… J’me suis senti salement inutile en vrai. Mais j’vais pas m’appesantir sur le sujet hein, tout est trop… compliqué au final. Et ça m’épuise. Pour ça que j’essaie de tout noyer dans l’alcool, à défaut d’oublier, ça anesthésie un peu. J’finis par poser ma tête sur son épaule, sans vraiment gaffe, fixant toujours l’horizon en silence, alors qu’elle continue de causer. « Tu crois que ça aurait pu ? Etre plus simple. » J’avoue, j’vois pas trop comment. Mais quand elle parle de Crescent, j’me tourne vers elle, fronçant les sourcils. « Tu crois qu’on devrait s’tirer de là ? Repartir sur du neuf ? » J’ajoute, songeur. « Tsais que j’ai pensé, un instant, à cramer mon bateau ? Juste pour oublier tout ce qui a pu s’passer pendant qu’il était entre leurs sales pattes. Et puis, j’me suis rappelé de ce qu’il était. Avant tout ça. Alors j’me dis que le repeindre et le renommer, ce serait pas si con. Pour redémarrer sur d’bonnes bases. T’en penses quoi ? » Ptain, je suis fier de moi j’ai réussi à faire des phrases et tout. Vu mon état, c’est un exploit.

T'as qu'a pas lui dire, comme ça, pas besoin d'être plus saoulé que tu l'es déjà, je glisse sur lui un regard complice en esquissant un sourire de circonstances. Évidemment, je me moque de lui qui se confie un peu, pour essayer de détendre l'atmosphère et donner une allure un peu moins dramatique à la situation. Je sais que c'est débile mais bon, j'ai aussi besoin de reprendre mon souffle et de pas m'effondrer en mille morceaux avec tout ça.
Je dois l'admettre : j'ai hésité, que j'ajoute alors en haussant les épaules.

A revenir. Comme Lex, si elle hésite aujourd'hui, c'est sans doute pour les mêmes raisons qu'moi. J'pense qu'Anton doit encore cherché à la convaincre d'ailleurs parce qu'en l'état, j'suis pas persuadée qu'une autre personne y arriverait vraiment. Un soupir m'échappe, je m'adosse un peu mieux en regardant le ciel : Et quoi qu'on en dise, ça fait pas forcément du bien d'être là, que je souffle dans un murmure qu'il est le seul à pouvoir entendre : Analya a besoin d'un pied à terre, pas d'être balloté de planque en planque, c'est pour ça que je suis rentrée, que j'ajoute.

Je sais que c'est pas flatteur pour les autres mais je vais pas commencer à mentir à Echo sur tout ça. On se connait depuis assez longtemps maintenant pour qu'il sache que ça va pas être simple, et que ça l'est pour personne. Encore moins pour nous, après ce qu'on a subi. Il est pas en reste de souffrance, je dirais pas le contraire : Sans elle... Je crois que j'aurais fui tout simplement, un peu lâchement, c'est difficile à admettre mais c'est aussi la réalité. Et je le regarde : D'une certaine façon, ouais... Tu crois pas ?

Ulrich nous a marqué. Regarde... On parle encore de lui, de ce qu'il a fait, de ce qu'il a laissé, je souffle en secouant la tête, un peu honteuse de donner du temps à ce connard : On parle de lui comme s'il vivait toujours quelque part, et qu'il pouvait encore nous faire du mal. Mais c'est un boulet qu'on peut pas lâcher comme ça malheureusement, même si on le voudrait : Tu veux faire ça maintenant, alors que t'es bourré et moi aussi bientôt ? Un rire m'échappe : Parce que si oui, bien sûr que j'suis pour !

Je laisse filer un rire à sa remarque, hochant la tête. « Ouais, j’dirais rien. Et j’nierais si tu balances quelque chose, ça me parait un bon plan ça. » D’toute façon, fondamentalement, j’m’en fous. Enfin qu’elle lui dise que j’pense quoi. Pas comme si c’était vraiment un secret. Et on continue de causer avant que j’grimace quand elle me dit qu’elle aussi a hésité à rentrer. « Faites chier les filles. J’aurais dû parcourir l’monde pour vous retrouver quoi. » Ca m’fatigue d’avance. « Nan mais en vrai, j’comprends. » J’lui assène un petit coup d’épaules, reprenant ma contemplation d’une ligne d’horizon qui commence doucement, mais sûrement, à se colorer. « J’adore ce moment en fait. Tu vois ? Y a encore les étoiles, mais il commence à faire jour. Le ciel a plein de couleurs différentes. »

Et j’reprends, hochant la tête. « C’pour ça aussi que j’ai quitté mon ancien groupe. Les voir, passer du temps où j’avais vécu l’meilleur comme le pire c’était juste… pas possible. » Alors ouais, j’peux piger qu’elles aient pas la moindre envie de revenir ici. « T’as raison. La petite a besoin d’un pied à terre. Mais y a rien qui oblige que ce soit celui-là. J’veux dire. Y a rien qui nous retient ici non ? » Que j’sache, cet endroit a été un point de chute mais personne a d’attachement sentimental particulier. Après, ce serait un gros truc de tout bouger, mais c’est pas comme si on pouvait pas y réfléchir ensemble. Enfin, surtout les patrons quoi. « J’préfère quand même que tu t’sois montrée courageuse. C’est pas vot’ genre à toutes les deux d’être lâches de toute. » Au cas où elle aurait des doutes à ce propos.  

En vrai, si j’pose la question, quelque part, j’ai déjà la réponse en tête. Alors, quand elle me parle de ces fils de putes et du fait qu’on a l’impression que certains d’eux sont toujours là, en vie, quelque part, j’ai juste un soupir silencieux. « Mais il est mort. Ils sont tous morts. » Tous ceux qui comptaient en tout cas. Qui nous ont fait du mal. « Pourtant c’est pas… réel. Tu vois ? » Ouais, si quelqu’un peut piger, c’est bien Yu.

J’ai un rire quand elle a l’air emballée par mon projet. « Mais carrément que j’veux faire ça maintenant ! » J’attrape la bouteille et j’bois une longue rasade avant de lever un sourcil. « Attends… on parle bien d’le renommer hein, pas de le cramer. Juste qu’on soit raccords. » Qu’elle commence pas à me l’imbiber d’essence avant d’y balancer une allumette, on aurait l’air un peu cons si on fait tout péter. Remarque, ce serait une façon comme une autre d’repartir à zéro. Mais pas la plus intelligente quoi.