Je ne vais pas te demander ce qu'il lui est arrivé, vu que tu parles d'elle au passé, et qu'elle était à Colville avec toi, souffle-t-il d'un air désolé. Il ne peut pas dire mieux que ça, il ne peut que deviner ce qu'ils ont tous traversé là-bas. Il n'a qu'a voir - aussi - les regards éteints, les os apparents, les signes de fatigue et parfois de maladie, pour savoir que Colville a été un enfer sans nom. J'imagine que si elle s'appelle comme ça, c'est qu'elle a aussi su te marquer, ajoute-t-il simplement en venant poser un baiser tendre contre le front de Tasya, avant d'attraper sa petite fille.

Mille questions se bousculent dans sa tête, mais aucune ne parvient à se faire clairement un chemin hors de là. Les lèvres pincées il relève les yeux vers Tasya : Ils vont bien, assurément. Il y a veillé, comme il a pu. Elle est revenue aussi, le bidonville est... Il n'existe plus, elle a pu le quitter et rentrer, annonce-t-il à propos de Phoebe. Elle sait que le calvaire n'a pas été simple pour elle dans le bidonville, mais c'est chose terriblement commune désormais. En revanche, difficile de savoir ce qu'elle sait de la situation à Walla Walla.

C'est fini oui, personne ne nous la prendra, annonce-t-il fermement. De toute façon, il ne laissera pas faire si on essaie. C'est trop. Défaire des familles, les briser, au nom de quoi ? Et personne ne t'amènera ailleurs non plus, poursuit-il simplement et fermement. Il n'est plus question de la perdre, de la voir disparaitre à nouveau, Jacob ne le supportera pas, il en est persuadé. Un soupir lui échappe alors qu'il y pense : Vous allez rejoindre la maison toutes les deux, pour de bon cette fois.

C'est un signe de la tête qu'il lui adresse, en lui désignant la direction à prendre. Le retour à la normale ne risque pas d'être facile mais peu importe, ils ont besoin aussi d'essayer, de remettre progressivement le pied à l'étrier. Aussi idiot que ça puisse paraitre, c'est une acclimatation, une remise en jambe. Il lui lance un regard, lui offre un sourire rassurant. Sa fille tenue fermement d'un côté, il saisit la main de Tasya pour la serrer : On va pouvoir rentrer maintenant et ne plus jamais se laisser.

Tasya détourne le regard lorsque Jacob parle d'Alba. « Il y a eu une épidémie de peste à Colville. Elle l'a contractée et en est morte. » Elle se mord la lèvre. « Il y a eu beaucoup de morts » Trop. « Nous n'avions quasiment aucun traitement et des conditions sanitaires catastrophiques... » Quand elle voit tout ce qu'il y a ici, la réalité la frappe encore plus de plein fouet : les autorités de New Eden les ont envoyé là-bas alors qu'ils avaient tout ici : le confort, les médicaments. Ils les ont vraiment abandonné à Colville et condamné à une mort presque certaine.

Les larmes lui viennent aux yeux en entendant que Phoebe va bien. « Alors c'est fini ? Vraiment ? » souffle-t-elle. La mexicaine peine à le croire. Ses proches sont en sécurité désormais, elle est revenue auprès de Jacob. Elle serre la main du rancher, fort, elle s'y raccroche par peur de le perdre. Tasya veut croire en ses paroles. Ils vont pouvoir rentrer et c'est ce qu'ils font, main dans la main.

**********
Plusieurs heures après

Phoebe vient de partir. Les retrouvailles ont été intenses et le silence retombe dans la petite maison. « Je.. Je vais prendre une douche » souffle-t-elle, presque intimidée d'être enfin de retour chez eux. Elle a besoin de se laver pour essayer d'enlever toutes les horreurs de Colville qui semblent lui coller à la peau. Alba est en sécurité dans les bras de son papa. Lorsqu'elle monte à l'étage, elle ne peut s'empêcher de faire une pause sur le seuil de la porte de la chambre des jumeaux. Ils dorment tous les deux, paisiblement. Elle sent son cœur se soulever d'un amour débordant qui la submerge. Ils ont tellement grandi. Elle pourrait rester ainsi des heures à les admirer et elle peine à les quitter pour aller se doucher.

Dans la salle de bain, elle laisse l'eau chaude couler un long moment sur son corps meurtri et se frotte la peau jusqu'à ce qu'elle rougisse. Son regard s'attarde un instant sur le miroir mais elle s'en détourne vite. Elle ne se reconnait pas : son regard parait éteint, ses traits sont creusés, les cernes sous ses yeux sont marquées. La douche lui fait du bien cependant et elle ressort un peu plus détendue. Elle se rhabille avec une robe qu'elle trouve dans sa garde-robe, c'est comme si rien n'avait changé et pourtant, tout semble différent. Lorsqu'elle redescend, elle passe à la cuisine et s'extasie un instant devant les placards remplis de nourriture. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas vu autant d'aliments rassemblés au même endroit ? Elle attrape une pomme qu'elle croque en retournant dans le salon.

Tasya finit par rejoindre Jacob et par s'assoir à côté de lui dans le canapé. « Raconte-moi ce qu'il s'est passé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus » souffle-t-elle. Elle n'a eu que de brefs compte-rendus : la chute du Colonel Richardson, la destruction du bidonville... « Qu'est-ce qu'il s'est passé ici ? » Qu'a fait Jacob durant toutes ces semaines ? Elle se doute aussi que si elle commence les questions, il aura aussi des interrogations. Est-elle prête à y répondre ? Elle n'en est pas certaine. « Victor a pu retrouver sa fille ? » Elle a hâte de la rencontrer ici. Tasya a tant de choses à rattraper...

Se retrouver ici après tout ce temps lui fait également un drôle d'effet mais Jacob ne s'en formalise pas. Notamment parce que les choses semblent enfin avoir retrouvé leur place, celles qu'elles doivent avoir pour que tout ait du sens. Il se tourne vers elle lorsqu'elle revient de sa douche et lui offre un bref sourire : Je ne sais pas les détails d'ici, en fait, il n'a qu'un point de vue : le sien. Celui qu'il a vécu : Phoebe te racontera ça mieux que moi, si le coeur lui en dit. Il n'a pas pu - lui-même - aborder de trop le sujet avec sa soeur, il aurait aimé mais ça n'est pas aussi simple que ça. Un soupir lui échappe. Par quoi commencer ?

Armand est venu me demander ce que j'étais prêt à faire il y a quelques mois de ça, et il m'a demandé si je voulais intégrer son équipe pour partir à Spokane, explique-t-il en se passant la main dans les cheveux, tentant de recomposer ses souvenirs, et balayer le choc de ces derniers temps : Là-bas, il a visiblement préparé la suite, en organisant son coup d'état, une partie en tout cas, tout ne pouvait pas être contrôlé mais ils ont pu faire au mieux : Il nous a laissé entendre qu'on partait pour Seattle, et qu'on devrait se battre pour défaire définitivement les Remnants, ajoute-t-il.

Rien ne s'est passé comme ça cependant : Mais sur la route, le convoi a changé de direction et il nous a expliqué clairement ce qu'il avait organisé. Soit on le suivait, soit pas mais que ça ne serait pas préjudiciable, qu'on pouvait choisir de simplement retrouver nos familles et les abriter le temps que ça change, parce que ça devait changer, peu importe comment. Un coup de poker, auquel il a participé : Ma famille... Il soupira : Ils me l'ont arraché, le suivre était ma seule chance de pouvoir vous retrouver, c'est pour ça qu'il n'a pas hésité très longtemps.

Il n'a pas eu besoin de la même réflexion que d'autres, comme River. Son ami a embrassé les lois, les a fait appliqué, en ayant une confiance aveugle dans ce système. Qu'il persiste ou qu'il tombe, il risquait autant. Nous ne savions rien de ce qu'il se passait à Colville, mais ça devait être la prochaine étape, affirme-t-il. Une fois Walla Walla tranquillisé, alors on viendrait libérer Colville et fermer définitivement l'avant-poste et le bidonville, ajoute-t-il dans un soupir avant de secouer la tête : On a été pris de court...

Tasya écoute Jacob lui parler de ce qu'il s'est passé ici et à Spokane. Ils auraient pu s'y croiser. Quand Jacob évoque sa famille qu'on lui a arraché, elle baisse les yeux. « Tu as eu raison de le suivre. Il fallait que les choses changent. New Eden ne pouvait pas continuer dans cette direction. » Est-ce que Armand fera mieux ? Aucune idée. Elle l'espère en tout cas. De toute manière, ce pourrait être difficilement pire, non ?

Colville devait être leur prochaine étape mais ils ont été pris de court. Tasya peut lui apporter plus d'éclaircissements sur ce qu'il s'est passé là-bas. « Oui, il y a eu une révolte. Je t'ai parlé de l'épidémie de la peste.. Et bien, les corps qui n'étaient pas brûlés, ils étaient envoyés dans les égouts. Ils se sont réveillés, transformés en rôdeurs encore plus forts. Certains les ont libéré dans la ville et en même temps, le bidonville s'est soulevé. Tout a basculé en une nuit. C'était.. chaotique. Nous avons pu fuir dans un des camions et rejoindre Spokane pour les avertir de la situation. C'est sur la route que j'ai accouché. » Ses yeux se posent sur Alba, blottie dans les bras de Jacob. Elle peine encore à croire qu'elle a bien survécu à cette nuit d'horreur et qu'elle a réussi à donner la vie dans ces conditions-là.

« Colville, c'était... » Tasya peine à trouver des mots pour lui décrire l'avant poste. Tout là-bas n'était qu'enfer.  « Il y avait une mine à quelques kilomètres de Colville, pour y aller, nous longions des champs remplis de personnes crucifiées sur des croix... Les disgraciés n'étaient rien là-bas. J'ai vu des femmes se faire violer, des miliciens égorger de sang froid des personnes malades ou abattre des musiciens car ils ne voulaient pas adopter la religion de New Eden. Ils nous ont laissé gérer l’épidémie de la peste quasiment sans aide. Avec les conditions de vie misérables, c’était impossible d'en venir à bout... » Son discours est décousu mais comment lui expliquer clairement ce qu'elle a vécu ? « Si l'enfer existait, je crois qu'il serait là-bas » murmure-t-elle. Tasya ne voit pas pire que cet endroit.

« C'est une guerrière.. » continue-t-elle en caressant du bout des doigts la main d'Alba. « Elle s'est accrochée dans mon ventre et maintenant, elle est si calme. » C'est ainsi qu'elle voit sa fille, une miraculée. Et, dans les bras de Jacob, la ressemblance avec son père est encore plus frappante. Ils ont le même regard profond. Nul doute qu'ils ont les mêmes gênes. Et cela lui permet de balayer les quelques doutes qu'elle aurait pu encore avoir concernant la paternité de Jacob. Alec n'est plus là, il n'a pas gagné.

Il écoute. Les descriptions de Colville sont loin de ce qu'il a pu imaginer. Parce qu'il n'y a pas un monde où Jacob peut sérieusement se dire qu'il y a un endroit comme celui-ci dans la région. Que ce monde permet qu'on enferme des gens, qu'on les réduise à l'état de rien du tout. Il en est affligé et en même temps après Glenwood, il ne sait pas s'il doit être étonné, encore, de la cruauté du monde et des hommes. Il a vu des Oblivions bondir sur des mines sans sourcilles, drogués, comme des damnés, pour se battre, pour tuer, imprégné comme jamais par l'idée que la mort vaut mieux que la défaite.

Il ne peut pas comprendre et c'est désormais une réalité. Un monde qui existe, qui tourne, et que Dieu accepte, peut-être parce qu'il a perdu la lutte lui aussi, et qu'un autre officie pendant ce temps. Tout ça, Jacob ne sait pas, il ne peut pas dire ce qu'il s'est passé, ni pourquoi ça s'est passé. Il sait seulement que c'est l'endroit où ils vivent et que certains n'ont plus accès à leur part d'humanité. Qu'avec la maladie est venue la folie, celle pleine d'insanité, celle qui n'exprime plus rien que ce nom sens sur lequel on a voulu jeter un voile pour donner l'impression de réalité. Il y a des jours où il le sait : son esprit l'embrasser. Et d'autres où il ne peut tout simplement pas accepter.

Alec était là-bas ? Demande-t-il alors en relevant les yeux vers la jeune femme, inquiet à cette idée. Pas comme s'il pouvait y changer quoi que ce soit désormais, mais peut-être espère-t-il que sans lui, tout ça sera... Plus doux. C'est fini maintenant, ajoute-t-il. Jacob ne sait pas s'il essaie de la convaincre elle, ou si c'est lui qu'il berce d'une belle illusion. C'est fini, il n'a rien pu faire pour l'aider et la sauver mais, c'est fini. Tu es en sécurité ici, et Colville... Sera comme Glenwood, une étape révolue : Un chapitre du passé, ça ne nous définira pas, tout du moins, ils vont essayer... N'est-ce pas ? Ils ne vont pas laisser les démons gagner.

Lorsque Jacob évoque Alec, Tasya sent aussitôt un frisson la traverser et elle détourne les yeux. « Oui... » murmure-t-elle. « Oui, il était là-bas » Elle lui doit la vérité. « Je pense que... c'est lui qui m'a fait venir à Colville. Il était persuadé être le père du bébé. Il a fait en sorte que... que la grossesse puisse bien se passer. » A quel prix ? Elle est incapable de soutenir le regard de Jacob. Elle détourne les yeux, elle se sent tellement minable à cause de ce qu'il s'est passé là-bas. « Je ne l'ai pas recroisé depuis la chute de Colville, mais.. Et s'il est là ? Et s'il est revenu ? » Ses yeux laissent transparaitre la frayeur qu'il peut lui causer. L'idée même de le recroiser ici la terrifie. Cela lui coupe la respiration et la fait pâlir. Elle se met même à trembler et vient enserrer ses jambes de ses bras.

Jacob affirme que c'est fini maintenant. Et à la suite de ses paroles, elle relève les yeux vers lui. « Tu le crois vraiment ? » souffle-t-elle doucement. « Qu'un chapitre de notre vie ne peut pas nous définir ? » Tasya sent son cœur se serrer et les larmes se mettre à couler. « Parce que j'ai l'impression que si, ça va me coller à la peau... Que je ne pourrais jamais oublier ce qu'il s'est passé là-bas... Ce que j'ai vu ou... ce que j'ai subi.. » Sa voix se brise.

Sa main frotte nerveusement son bras où les cicatrices des marques de cigarettes sont toujours imprimées sur sa peau. Elle a l'impression que ses stigmates la brûlent. Son corps n'est pas le seul à avoir des cicatrices, son âme en gardera aussi, c'est certain. « J'ai l'impression que je ne pourrais jamais revivre normalement... » Ils l'ont tellement abîmée, comment se remettre de tout ça ?

La mexicaine se prend le visage entre les mains. Elle aimerait bien tout oublier, mais ce n'est pas possible. Si elle déteste New Eden, Alec, les miliciens, la peur surpasse tout. Elle s'insinue en elle et la paralyse.