Je suis un peu tendu, plutôt silencieux durant le trajet qui nous emmène jusqu'à Lakeshore. Déjà, le vélo n'est pas forcément ma tasse de thé et j'y suis moins habitué que Mary. J'aurais peut-être du m'entraîner davantage, parce que je sens venir de sacrées courbatures. Je ne sais même pas si je saurais repartir. Mais parce que je suis avec ma copine, je vais faire genre que ça va et que je gère.  Je suis nostalgique aussi alors que le contour des maisons se dessine devant nous. On a été heureux ici, pourtant on n'y revient pas pour s'y installer de nouveau. Avec les récents événements, l'isolement est autant un atout qu'un réel danger. Certains groupes émergent, avec des objectifs un peu flous. Sinon se composer des petits esclaves pour leur ramener des ressources. Il est avéré que si des gens malintentionnés nous dénichent ici, on ne fera pas le poids pour leur résister. Et je ne veux pas imaginer ce qu'il pourrait advenir des filles... Même si elles savent se débrouiller, bien entendu. Ce sont toutes des petites guerrières, mais face à un groupe d'hommes armés ? Il ne faut pas se leurrer.

Je m'arrête alors, posant un pied sur le sol, mon regard s'attardant vers le ponton... Mais aussi vers les bords du lac. Autant de bons que de mauvais souvenirs ici. Entre notre premier baiser avec Mary ou la tentative de noyade de Jodie par Johanna, révélant chez la sœur de ma copine d'importants troubles mentaux, inquiétants. Mon regard glisse avers la rouquine qui m'accompagne. On a décidé de faire l'aller retour avec Mary Abigail. C'est aussi l'occasion d'avoir un peu de temps rien que tous les deux, ce qui nous manque parfois. Je ne sais pas si cela va s'arranger en prenant nos quartiers à Gig Harbor. Mais on sera moins exposés et un peu plus en sécurité. Je crois. C'est ce qu'on croit tous. Je reprends mon chemin pour les quelques mètres qu'il nous reste afin de déposer les vélos devant les perrons.

Quoiqu'il en soit, on est ici pour récupérer quelques affaires nécessaires, mais qu'on a laissé derrière nous. Et si on arrive à récupérer quelques poules au passage, ce sera vraiment le pied. J'espère surtout qu'elles ne se son pas éparpillées dans la nature, parce que sinon, ça va nous prendre une plombe... J'espère aussi que les lieux sont toujours déserts de toute présence humaine ou morte. Qu'on puisse faire nos courses tranquillement.

Je prends mon arc en mains, je tends l'oreille en attente d'un bruit quelconque, mais je n'entends rien de particulier. Je jette un regard interrogateur à Mary, puis me décide à aller jusqu'à la maison qu'on partage avec Jodie et Egon. « Tu préfères qu'on fasse tout ensemble ou on se sépare pour être plus efficaces ? » J'avoue qu'entre les deux options mon cœur balance... Ensemble, on se prémunit d'un danger hypothétique ou d'un accident quelconque, mais séparément, on récupère ce qu'il nous faut dans chaque maison et on file à la chasse à la cocotte.

J’me suis longtemps posé la question. Si c’était une bonne idée, si on devrait pas rester à Lakeshore tout le temps et affronter l’hiver comme on peut, sans compter sur qui que ce soit. Mais la fausse-couche de Johanna m’a confortée dans l’idée qu’on peut pas s’débrouiller tout le temps tous seuls. Et que si j’adore cet endroit, on a pas les moyens d’être totalement isolés du monde. Alors, après avoir discuté avec les autres, on s’est dit que rester à la prison, au moins pour quelques mois, ce serait une bonne idée. Mais pour ça, faut récupérer ce qu’on a laissé à la maison. Les trucs utiles quoi. Et les poules. Même si Egon s’en est occupé, on aura besoin, quitte à lui en laisser une ou deux.

Et c’est comme ça qu’on s’est trainé deux espèces de remorques avec les vélos. J’avoue, j’suis un peu au bout de ma vie et j’ai cru faire une crise de… euh… comment on dit déjà ? Bref, de plus arriver à respirer. Mais on a fait assez de pauses pour que j’sois pas au bout de ma vie à l’arrivée. On a de quoi faire avec les remorques et nos sacs à dos. Récupérer la bouffe, des fringues, les quelques trucs importants pour nous.

J’ai un regard autour de nous, alors qu’on met pied à terre et que tout à l’air toujours aussi calme que d’habitude. « J’aime cet endroit. » Soufflé à Lukas alors que j’réponds pas du tout à sa question. Mais j’avais besoin d’le dire avant qu’on récupère nos affaires. Parce que j’compte bien revenir, aussi souvent qu’je pourrais. Même si on vivra ptet pas là tout le temps quoi. « On dirait que c’est calme quand même. » Et j’finis par ajouter, avec une moue. « J’aime autant qu’on se sépare pas. Sinon, j’pourrais pas faire ma demoiselle en détresse. Ou te grimper dessus quand on sera dans ma chambre. » J’lui rends un sourire malicieux avant de reprendre, comme si de rien était. « J’serais d’avis de passer voir si les poules vont bien avant toute chose. » C’est un peu ce qui risque de nous prendre le plus de temps si c’est pas le cas. « J’me demande quand Egon est passé par là pour la dernière fois. »

Parce que, quand on arrive, les poules ont l’air d’aller bien. J’les compte rapidement et il manque juste une. « Elles ont pas l’air maigre ni rien non ? » Y en a six donc, c’est cool. Le grillage est un peu défoncé, signe qu’il a pas été vraiment entretenu, mais ça m’rassure. Et j’lance un regard en coin à Lukas pour voir ce qu’il pense de tout ça. De son père en mode fantôme qu’on risque pas d’recroiser de sitôt. Et du reste.

Je ne peux que hocher la tête aux paroles soufflées par Mary. Moi aussi je l'aime beaucoup, je l'associe à un vrai foyer. Je m'y suis senti en sécurité, intégré au groupe, même à une famille. On a fait ce qu'on a pu pour rendre ces maisons habitables et j'y ai beaucoup de bons souvenirs. Quelques mauvais aussi. Malheureusement, il y en a de plus en plus, au fil des années. C'est en effet assez calme. Pour autant, je ne me détends pas totalement, on ne sait jamais ce qu'il nous attend, je préfère être prudent. Aussi, je suis plutôt soulagé qu'elle ne souhaite pas qu'on se sépare. On sera peut-être un peu moins rapides, mais cela permet de parer au moindre danger. Ou même à un accident malencontreux, cela peut arriver. Cependant, si j'ai envisagé de nous couvrir l'un l'autre en cas de danger, j'ai un sourire quand elle évoque une autre possibilité, qui va sans doute nous retarder aussi, mais c'est vrai que ce serait dommage de ne pas profiter d'être complètement tranquilles et isolés pour nous retrouver un peu. « Hum, perspective intéressante. » C'est quand même cool d'avoir une copine qui est complètement libérée au niveau du sexe et de notre relation. Pas de gênes, pas de non dits. On profite juste et c'est très bien comme ça.

« Ok, allons voir les poules. » Cependant, mon humeur s'assombrit quand elle évoque mon père. Il a décidé de ne pas nous suivre, ayant ses propres affaires à gérer, son petit business et il doit juger que Jodie et moi sommes capables de nous débrouiller maintenant, surtout en ayant des alliés autres que lui. N'empêche que... Je suis mitigé, entre la fierté de pouvoir me débrouiller seul, la joie de découvrir la vie des jeunes de mon âge mais aussi le sentiment qu'il peut enfin s'affranchir de toute responsabilité nous concernant et retrouver sa chère liberté volée quand il a du survivre avec deux gamins. Il n'a jamais eu la fibre paternelle, il ne fallait pas croire que cela allait être une révélation en nous récupérant mais quand même... il s'est débarrassé de nous dés qu'il l'a pu au final. Et ça fait mal.

J'attendais rien de lui et j'arrive quand même à être déçu.

Comme quoi, finalement, peut-être que je n'avais pas tant tiré un trait que ça sur notre relation père/fils et que sans le savoir, je l'avais même espéré. « Aucune idée. A moins qu'il ai laissé un mot. » On ne sait jamais. Juste pour dire qu'il est vivant, qu'il va bien et peut-être où il est parti. Est-ce que je m'inquiète ? Ouais, autant que je suis en colère. « Ouais, on dirait qu'il s'occupe davantage des poules que de ses gosses. » Je rétorque avec un ton blasé, le regard noir. Enfin, peu importe. J'ai pas besoin de lui. J'ai Jodie. J'ai Mary. Même Johanna ou Orion. Tous valent mieux que lui. « Tu crois qu'on peut les transporter dans les carrioles ? » Je m'inquiète un peu quand même, je ne suis pas sûr qu'elles apprécient d'être dans une cage pendant des heures, secouées par la route.

Un soupir silencieux, alors que Lukas hoche la tête pour confirmer mes propos. J’pensais pas que lui aussi pourrait se sentir bien ici, mais au final, c’est ptet le premier vrai foyer qu’on a réussi à s’construire lui comme moi depuis longtemps. Trop longtemps. « On l’abandonne pas vraiment. C’est… plus sûr. D’être avec plus de monde. » Pour la maladie de Joe, que je suis pas sure d’être capable d’gérer toute seule. Pour manger à notre faim et survivre, tout simplement. « On pourra v’nir ici quand on a envie de s’échapper du monde. J’aime bien aussi l’idée. » Si j’me suis fait sérieuse, j’lui adresse une œillade malicieuse au reste. « Ptet même que j’attendrais pas d’être dans la chambre va savoir. » Vrai que là-dessus, passé les premières fois un peu hésitantes, j’me suis faite un peu plus… curieuse. Et j’adore les moments qu’on passe tous les deux. Genre vraiment. Pas juste parce que ça m’fait un effet de dingue, mais aussi parce que c’est vraiment un truc rien qu’à nous, une intimité que j’pensais pas avoir un jour avec qui que ce soit et qui m’donne l’impression d’être vraiment… moi. J’sais bien, ça fait un peu bizarre d’penser comme ça, mais j’suis contente de voir qu’il a l’air d’apprécier les choses autant que moi.

J’vois bien sa tête quand on évoque son père et j’ai une grimace compatissante, me contentant de serrer son épaule un instant alors qu’on finit par aller voir les poules. Qui caquètent joyeusement, se foutant totalement du fait qu’on les a pas vues depuis des semaines. « J’suis presque vexée de voir qu’on leur a pas manqué. Tu crois que ça peut avoir ce genre de sentiments les poules ? » J’me tapote le nez, songeuse, avant d’lui lancer un coup d’œil. Et je soupire silencieusement à la pique qu’il lance contre Egon. « J’suis désolée Lukas. » Y a pas grand-chose à dire d’intelligent sur ce coup-là et j’ai pas envie de chercher à enrober les choses. Les adultes sont décevants, la plupart d’entre eux en fait. Surtout ceux avec qui on est liés par le sang. C’est débile, mais je sais qu’il pouvait pas s’empêcher d’espérer qu’il le laisserait pas tomber. Perso, ma relation avec Richard va beaucoup mieux depuis que j’me contente de prendre ce qu’il a à me donner. Et c’est carrément plus cool comme ça.

Et j’ai un hochement de tête à sa question. « Ouais, j’ai demandé. Faudra qu’on leur fasse un petit tapis de paille et elles vont pas pondre pendant quelques jours, l’temps de s’habituer quoi. Mais ça devrait le faire. On a pas tant de trajet qu’ça. » Sans compter qu’on va pas repartir de suite de toute façon. « Tu viens ?! On va manger un bout avant de récupérer ce qu’il faut. » Quelques fringues, des trucs utiles et pas trop encombrants non plus quoi. J’ai quand même un temps, le fixant longuement, avant de reprendre, d’une voix plus douce. « Ca va aller ? » Et j’me mets sur la pointe des pieds, attrapant son t-shirt pour le ramener vers moi, mes lèvres se posant sur les siennes longuement. « J’suis là d’accord ? Et y a pas qu’moi. » Qu’il oublie pas quoi. Un autre baiser, plus appuyé, comme pour confirmer ce qu’je viens de lui dire, comme une promesse muette entre nous.