Si Cameron était déjà comme ça avant tout ça ? Je hoche vivement la tête avant de répondre. « Il l’a toujours été, c’est juste pire maintenant parce que … bah c’plus que lui et moi. » Mais d’aussi loin que je me souvienne, mon frère a toujours été ce grand frère qui rabrouait mes prétendants, avant de comprendre que finalement je pouvais le faire moi-même. En fait, je suis nettement moins inoffensive que Cameron, mais ça, mes prétendants de l’époque ne le savaient pas. « Enfin, je dis ça mais je me débrouille très bien toute seule pour me défendre, même mieux que lui sans doute, mais ça l’empêche pas de jouer les grands-frères. » Aaron comprend sans doute que de toute manière désormais, on se raccroche tous à ça, à ce qui nous unie aux autres, à leur protection. Je tuerais pour mon frère et il a déjà tué pour moi. Entre lui et le monde, je le choisis lui, et la réciproque est et sera toujours vraie. « J’pense que nos parents l’ont toujours élevé comme ça, dès le moment où j’suis née. » J’ajoute ça avec un air plus sérieux, sans le voir je dois même avoir un petit air triste en pensant à eux, alors vite, je recolle un sourire sur ses lèvres.

On reparle de la moto, de la balade. De mes talents de pilote. « J’te signale que je conduis régulièrement la Camaro de Cam’, et il n’a même pas peur, ou alors il a trop peur de moi pour avoir peur de ma conduite. » Je plaisante bien sûr, sans être la pilote de l’année ou avoir gagné de courses automobiles, je gère, au moins autant que beaucoup d’autres personnes. J’hésite presque à sortir un front-kick pour lui montrer que ses côtes s’en sortent bien, mais je suis raisonnable, on est perdus dans Tacoma et pas dans le confort du camp, là-bas on aurait pu se battre. Ici, je reste sérieuse, enfin j’essaie parce que là, pendant une seconde ou deux, je me marre vraiment en me disant qu’il a tout manigancé.

« C’est une promesse ça, pas de panne ? » Que je souffle avant de repartir de plus belle. Je reprends mon calme néanmoins, Aaron ne blague pas, il n’a pas prévu ça et la moto est vraiment coincée là. Et nous avec mais quelle importance, ça ne va pas gâcher la sortie pour autant. Partout où il y a de la vie, il y a la possibilité d’être vivant, ça peut paraître stupide mais ça m’a tenue en vie et saine d’esprit jusqu’ici. Je ne les comprends pas ceux qui ne pensent qu’à survivre, qu’est-ce qui les différencie des cadaveri s’ils ne font que passer leur temps à chasser leur nourriture ? Tout en réfléchissant je m’approche d’une voiture, vitres crasseuses à souhait, je remonte ma manche pour ne pas ruiner la veste que Val’ m’a prêtée et je passe mon avant-bras sur la vitre arrière.

Mes mains posées sur le verre terni, je jette un coup d’œil avant de sursauter en remarquant une forme qui se bouge à l’intérieur de l’habitacle. On l’a pourtant souvent répété, ne jamais laisser d’être vivant enfermé dans une voiture … Même avec les vitres entrouvertes … Cette pauvre âme n’a pas l’air dangereux, il n’est même pas capable de se redresser et se contente de tendre ses mains décharnées vers moi. Je me tourne vers le blond à temps pour récupérer le tuyau et le bidon vide. « J’te montre comment faire, j’suis sûre que t’apprends vite, non ? » J’ai tout un tas de qualités et surtout aucune peur de me salir les mains, sinon je n’aurais pas fait ce boulot, alors siphonner un réservoir, easy. J’ouvre la trappe et glisse le tuyau dans le réservoir, j’aspire et grimace au goût et à l’odeur prononcé de l’essence. Je recrache les premières gouttes avant de me frotter les lèvres d’un revers de la main. « Vaut mieux tenir toute flamme éloignée de moi, sinon j’me transforme en dragon. » Au moins ça marche, je récupère un peu d’essence, mais clairement pas assez pour faire les kilomètres qui nous séparent du camp. « On est bons pour faire toutes les voitures de la rue … » Et je sens bien que je vais devoir m’y coller, est-ce qu’Aaron serait du genre princesse précieuse comme mon frère ? « Cameron te fait confiance, je pense, et moi aussi … Faut bien non ? Enfin, face à eux, faut que nous autres vivants on se serre les coudes, non ? » Je rebondis sur sa question posée plus tôt, je développe un peu plus et je sais bien que mes paroles me font certainement passer pour une grande naïve, pourtant je ne le suis pas. Je reprends mes pas vers la voiture suivante, garée un peu plus loin, en travers de la rue.

Un petit frère ? Alors dans une fratrie, Aaron a déjà joué le rôle de Cameron, donc il comprend sûrement pourquoi je garde certains trucs cachés, pour moi, tout autant qu’il comprend pourquoi mon frère ferait tout pour moi, pour me protéger. « J’pense pas que l’amour soit différent, juste la façon de le montrer. » Il y a ce lien fusionnel entre mon frère et moi, je ne sais pas si ça peut se trouver dans une autre fratrie, sans doute, mais est-ce que les choses auraient été telles qu’elles sont si j’avais été un gars ? Aucune idée, mais pour rire faudra que je demande à Cam’ ce qu’il en pense. C’est un mec bien. Je hausse un sourcil. « Il t’a payé pour dire ça ? » Je me mets à rire, avant de hocher la tête, évidemment que mon frère est un homme bien, c’est juste dommage qu’il ne le montre pas plus souvent, dommage qu’il ne montre principalement que son côté connard prétentieux. « J’suis habituée, et trop reconnaissante qu’il soit encore là pour m’en plaindre. » Je ne sais pas ce que je deviendrais sans lui, plus maintenant que je les ai perdus eux.

Je lève un instant les mains au ciel, un air faussement déçu sur le visage. Je joue la comédie, tellement bien, tellement mal surtout. « Oh non encore passer du temps avec toi et en plus avec Frederik ! Pourvu que je n’abime pas la bête alors, je sais pas si je m’en remettrais … » Pour un peu, je lui tirerais la langue, mais ça serait vraiment puéril. Et puis j’ai du boulot comme monsieur n’a pas envie de se coller à la tâche à faire. Je regarde les pauvres millilitres d’essence qui gouttent du tuyau et qui ne nous ramèneront pas à la maison, mon regard suivit les faits et gestes d’Aaron. Il achève ce pauvre gusse coincé dans la voiture, depuis longtemps, une part de moi a envie de le remercier. Pas parce que je craignais pour notre sécurité, simplement parce que ce qui me dérange le plus dans leur condition, c’est le grotesque, c’est triste d’avoir été et d’être réduit à ça. Ça me fait mal de me dire que peut-être maman n’a pas eu le courage … Je secoue la tête doucement, remballe le matériel et suit du regard la direction qu’Aaron m’indique. « L’espoir fait vivre. » Il n’y a rien de plus vrai dans mon cas je pense.

Je plaisante sur le fait de me changer en cracheuse de flammes, et au passage j’en apprends un peu plus sur mon partenaire d’infortune. « Jamais fumé, bu de manière raisonnable ? Je dirais … Hm j’étais … la même que maintenant, mieux coiffée, mieux habillée, avec mon train-train quotidien auprès de ma famille. » Ma famille, c’était le plus important pour moi, ça l’est encore même si pour l’heure, cette famille se limite à Cameron, Josh aussi par extension, trois années à braver toutes les emmerdes de ce monde ça rapproche. « Et toi ? Je vois … un surfeur australien en train de jouer les beaux gosses sur la plage ? » Je me moque gentiment, mais en réalité je n’ai pas la moindre idée, parce qu’Aaron est plutôt secret. Les secrets, moi je n’aime pas trop ça, enfin j’aime ça, quand j’arrive à les découvrir, les connaître comme des mystères qu’on aimerait à résoudre.

Il me fait confiance, et ça n’a beau être que des mots, ça me touche, ça fait plaisir. Je m’en doutais déjà un peu, sinon je ne serais pas là, il n’aurait pas accepté de me laisser conduire cette moto, il n’aurait pas pris le risque de m’embarquer dehors sans escorte. On approche du van quand sa question me prend au dépourvu. « Si j’te réponds, ça sera plus … intime, non ? » J’essaie de le prendre à la blague, mais ce carnet où je note tout, c’est un peu mon jardin secret, ce que je ne voudrais confier à personne. Cameron sait, parce que ça fait des années que j’ai pris cette habitude. Du bruit dans la camionnette me sauve d’explications supplémentaires pour l’instant, je ne bouge pas, déjà prête à dégainer ma barre à mine rangée dans mon dos, un peu comme une épée parce que ça m’a amusée, mais au lieu de ça, je décide de laisser ça à Aaron, il a l’air bien parti. Ou pas. « Hm … » Maintenant ça serait peut-être le moment de tirer, non ? Le carreau file, droit dans la caboche du premier rôdeur, et avec cet alignement digne du meilleur horoscope, ça atteint même le deuxième. « Crâneur … » Coup d’épaule en passant avant d’aller reprendre mon boulot près du réservoir. « T’es dedans. » Je commence avant de goûter encore à l’essence. Une grimace et je reprends. « Dans le journal, et c’est pas vraiment un journal c’est … je vois ça comme un pense-bête. » Je lève le nez du bidon qui se remplit un peu plus, j’esquisse un sourire en croisant son regard clair. Tout le monde est dedans, qu’il n’aille pas prendre la grosse tête. Je soulève finalement le bidon devant moi. « Encore une et ça devrait l’faire, tu penses ? » Pas que sa compagnie me dérange, mais je vois quelques mochetés se ramenaient plus loin. « Tu t’occupes d’eux, et j’m’occupe de faire le plein. » Pas besoin de lui dire de faire gaffe à lui, ça tombe sous le sens, il faut encore qu’il s’assure que je ramène bien sa moto entière au camp. Avec un sourire plein de défi, j’avance vers un vieux break poussiéreux, réservoir déjà ouvert, ça s’annonce mal, encore plus quand je vois le conducteur se laisser glisser au sol pour me choper la cheville. Réflexe, mon talon lui éclate le crâne, je souris pour ne pas flipper, j’imagine la réaction de Cameron avant de rapidement aller me mettre au boulot en espérant qu’il y aura quand même un peu d’essence dans ce tacot.

Aaron voit au-delà de cette image de connard insensible que Cameron se donne, c’est tout à son honneur, je sais que beaucoup dans le camp ne se donnent pas ce mal. Une part de moi ne leur en veut pas, mon frère sait parfaitement jouer le rôle de salopard, mais une autre les trouve peut-être trop primaires, pas assez fins pour voir au-delà des apparences. « Hey j’me plains pas, je remercie le ciel tous les jours de m’avoir laissé mon frère ! » Pour un peu, j’en deviendrai agressive, mais je souris, je sais que l’australien ne pense pas à mal. « Ton petit frère … il est … » Je n’ose pas le prononcer ce mot, mort, parti ou toute autre version plus ou moins édulcorée qu’on utilise pour déguiser en quelque chose de supportable ce qui ne l’est que trop difficilement. Aaron est arrivé seul dans le groupe, il n’y a que deux raisons pour être seul dans ce monde à mes yeux ; soit l’on ignore ce qu’il est advenu de nos proches, soit on sait.

Je continue à faire le plein de ce bidon en espérant trouver assez d’essence pour rentrer, pas que rester un peu plus ici me dérangerait, mais rentrer à pieds, j’aimerais autant éviter. Ce n’est pas le plan de la journée. Je le charrie un peu sur cette éventualité dans laquelle je serais amenée à passer du temps avec lui et Fred pour réparer la moto, aucun risque que j’aie à faire de la mécanique parce que j’y ferai attention, mais sa réponse m’arrache un sourire. Jolie pirouette. « Non Fred est plutôt cool. » Encore une fois je me retiens de tirer la langue comme une gamine et je me contente de m’intoxiquer un peu plus aux vapeurs d’essence, et alors que le jerrican se remplit lentement mais sûrement, on discute, on échange sur nos vies passées.

Problème d’alcool dans la famille, comme quoi toutes les familles ont leur lot de problèmes, à géométrie variable pour les regards extérieurs mais ô combien envahissants de l’intérieur. Hawkins n’en dit pas plus, et je comprends que peut-être ce n’est pas un sujet à creuser pour l’instant, la curiosité est un vilain défaut et je vais tenter de ne pas tout gâcher par des questions trop personnelles. « Ah ! » que je m’exclame lorsqu’il confirme la théorie de l’australien surfeur. Beau gosse ? Je dois confirmer ? « Y’a plus désagréable à regarder que toi. » Je le regarde d’ailleurs un instant, avant de hausser les épaules, confirmant mes propres mots dans un sourire.

« Mon train-train … le boulot, les sorties … enfin tout quoi … » Mon sourire se fane un instant, je ramène nerveusement une mèche derrière mon oreille avant de reprendre. « Mon père était malade, alors je passais beaucoup de temps avec lui et ma mère. » Ca a conditionné ma vie, peut-être que sans la maladie de papa, j’aurais tenté de poursuivre des études, peut-être que je me serais mariée avec Jan. Peut-être … « J’aimais bien sortir, tard, danser jusqu’à plus sentir mes pieds dans des chaussures vraiment pas confortables mais super jolies … Ca permettait de décompresser. Ca j’ai dû faire une croix dessus. » A l’échelle de tout le reste finalement, c’est un détail. Aaron m’interroge sur mon calepin, ce carnet, journal, appelez-le comme vous voulez, où je répertorie minutieusement chaque chose importante ou moins importante de mon quotidien. « Oui, un pense-bête. » Je répète simplement avant qu’on ne doive presser nos actions. Pendant que je règle son compte à un cadavre pour aller vider le réservoir d’un break pourri, je vois du coin de l’œil le blond aux prises avec plusieurs rôdeurs.

Un instant il disparaît de mon champ de vision. Merda ! Ce même instant je flippe un peu, ça serait con qu’il ne rentre pas avec moi, mais ça serait encore plus con qu’on ne rentre pas du tout. Ni lui ni moi. Alors je finis le boulot, Aaron va s’en sortir, il gère, il a survécu jusqu’ici, non ? Cette fois je ne tirerai plus rien de ce réservoir, alors je vire le tuyau et je commence à avancer vers la moto. L’australien marche vers moi, il est sain et sauf, l’air à peu près triomphant je lève le bidon dans sa direction, on devrait pouvoir rentrer avec ça. Je fais moins la fière en le voyant brandir son arbalète vers moi. Okay, d’accord, la prochaine fois j’éviterais le trait d’humour et je lui dirais de but en blanc qu’il est totalement mon genre. Le carreau siffle dans l’air près de moi et se plante dans le crâne d’un cadaveri.

Je lui tends le bidon alors qu’on se retrouve à côté de la moto et je le laisse faire le plein pendant que je commence à baliser sévère, les rôdeurs approchent même s’ils seront vite des petits points dans les rétroviseurs si je me débrouille bien. Et ça, c’est l’autre point noir, j’ai quand même un peu les chocottes. On est parés, je grimpe sur la Honda et je me rappelle tranquillement – mais pas trop non plus – des explications qu’il m’a données, je les ajoute à celles qu’il me donne là. Mettre le contact, ça c’est bon, penser à virer la béquille, c’est mieux. Je fais ronronner le moteur, peut-être un peu trop, mais ça me fait rire avant que je me décide à me reconcentrer. Je suis les directives d’Aaron et la moto s’élance, cette fois je ne peux pas fermer les yeux mais ça va le faire. C’est aussi grisant, même plus encore, parce que cette fois c’est moi qui ai le contrôle. « Ca envoie plus qu’un Vespa … » J’ai l’impression de hurler à nouveau, peut-être que je suis trop tendue, peut-être pas, je ne sais plus trop, mais déjà les cadaveri deviennent plus petits dans le rétroviseur.