Il était reparti. Dans un climat nettement moins hostile que la première fois certes, pour autant, la grecque avait le cœur lourd de nouveau. Chargé de tout ce qu'elle s'était retenue de dire, des doutes qu'elle avait préféré étouffer de crainte qu'ils ne se quittent en mauvais terme une nouvelle fois. Alors elle avait feint la compréhension. Même si dans le fond, elle comprenait réellement les motivations de son compagnon. Même si elle voulait être l'alliée qu'elle se devait d'être pour lui. Il y avait cette part en elle, égoiste, méfiante, qui ne pouvait refouler les craintes que faisaient naître de nouvel abandon. Et s'il finissait par rompre totalement avec ses liens ici ? S'il choisissait l'extérieur au Fort, à sa famille, à elle... Elena lui avait fait promettre de revenir, et elle savait que le sportif tiendrait parole. Qu'il finirait par repasser les barrières du camp. Mais laisserait-il de nouveau son esprit là-bas, au dehors ? Elle soupira, secoua nerveusement la tête pour éclipser le trouble qui parasiter ses réflexions. Il était parti, mais elle était toujours là, et les mois s'écoulaient, l'hiver touchait doucement à sa fin, quand la charge de travail restait considérable.

La fin de saison en annonçait une nouvelle. Celle qui était souvent synonyme de travaux d'aménagements. La jeune femme, en concertation avec Deaglan et les autres membres du conseil s'étaient penchés récemment sur l'espace de plus en plus restreint. Entre les nouveaux venus, et les retours inespérés de Damian et Addison, les dortoirs étaient plus étroits que jamais, si bien que la grecque veillait à y passer le moins de temps possible. La situation, sans être encore complètement précaire, méritait d'être au cœur des sujets du conseil. Elena était penchée au dessus d'un amas de cartes et autres plans lorsque Finan l'interpella. Surprise, elle arqua un sourcil en accrochant son regard au sien. Les deux ne s'étaient pas parlés depuis leur altercation au ranch presque quatre mois en arrière. Pas que la grecque évitait particulièrement l'irlandais mais elle ne recherchait pas sa présence non plus. D'autant plus qu'il était parti sur les routes en compagnie d'Ashley deux mois durant et qu'à son retour tout frais, elle n'était pas disposée à l'accueillir chaleureusement non plus. Les mots qu'il avait eu pour elle après la guerre contre les Remnants, ceux là même qui l'avaient profondément blessées étaient restés gravés dans son esprit comme une marque au fer rouge encore fumante.

« Finan. » salua sobrement la brune sans lâcher du regard le jeune homme. « Bonne nouvelle. » commenta Elena lorsqu'il annonça ne pas être venu pour « l'emmerder ». « Tu es là pour parler, tu dis. Je t'écoute. » Il n'y avait pas d'animosité dans le ton de sa voix. Seulement une certaine froideur presque professionnelle. C'était bien de ça qu'il venait parler non ? Une expédition ? La grecque, pour ne pas avoir été attentive à la métamorphose du jeune homme depuis son retour ne pouvait soupçonner qu'il soit là pour crever l'abcès qu'il avait provoqué.

Finan avait perdu toute la hargne et l'arrogance qu'il portait au ranch quelques mois plus tôt. Il semblait mal à l'aise face à elle. Il fuyait son regard autant que possible et balbutiait comme un gamin pris en faute. Quant à elle, elle ne faisait absolument aucun effort pour lui rendre la tâche moins pénible. Elle se contentait de le toiser derrière sa façade de marbre, sans un signe ou un mot pour l'encourager. Puis la grecque haussa finalement un sourcil à la mention d'un ours qui rôderait dans les parages. Parce que ce n'était clairement pas une menace à prendre à la légère. Elle avait suffisamment été mise en garde pendant son road trip canadien à ce sujet. Et même si elle était tentée de remettre en doute le jeune homme, elle ne pouvait pas ignorer un potentiel danger pour le groupe. Néanmoins...

« Je suis pas vraiment calée sur le sujet des ursidés non plus à dire vrai. » répondit un peu froidement la grecque. Un ours ou quelque chose qui s'y apparentait ? Un grizzli peut-être ? Comment pourrait-elle savoir ? Pourquoi venait-il la trouver elle d'abord ? « Ashley n'est pas là ? » Elle fronça les sourcils. Après tout, ils avaient passé une paire de mois ensemble à sillonner les alentours pour ramener Damian et Addison, ils avaient forcément plus d'affinités. D'ailleurs, l'irlandais devait avoir de meilleures affinités avec à peu près tout le monde hormis elle ici, alors pourquoi se présentait-il à elle pour venir lui rapporté son histoire d'ours ?

La grecque soupira avant de décider que ça n'avait pas d'importance. Elle secoua la tête pour signifier qu'elle se moquait de savoir pourquoi il n'était pas aller trouver la blonde. Elle posa ses mains contre ses hanches alors que Finan venait tracer un itinéraire invisible sur ses cartes. La brune évalua rapidement le secteur. Mécaniquement, elle encercla avec un crayon à papier un périmètre volontairement grossi pour tenir compte des déplacements de l'animal durant les heures écoulées depuis que Finan l'avait aperçu.  

« Je vais prévenir le conseil. Il faut trouver Caroline aussi. » La vétérinaire devait avoir des connaissances qui pourraient leur être utiles. Si seulement Isha était encore là, pensa la grecque... Le pisteur aurait pu les aider... « Je te laisse la trouver et nous l'envoyer, tu pourras aller te coucher ensuite, merci. » Sur ces mots, la jeune femme s'apprêtait à congédier l'irlandais avec toute la cordialité dont elle était capable, tout en se dispensant de ses services pour la suite des opérations. Elle se pencha alors de nouveau au dessus de ses cartes, un pli contrarié venant lui barrer le front. Voilà une nouvelle qui venait contrecarrer ses projets du jour. Elle passa une main dans ses cheveux, avant de se rendre compte que Finan n'avait pas bougé. Elle redressa le menton, plongeant ses iris sombres dans les siens.

« Je prends ton rapport très au sérieux Finan. » Pour ce qui était du reste... Qu'il continue à se noyer dans l'alcool ou non, ce n'était pas son problème. Elle allait ratisser les alentours avec une équipe parce que c'était son devoir. Elle n'avait pas besoin de savoir si lui prenait le sien au sérieux ou non. Je suis désolé. Cette fois, le regard de la grecque resta suspendu au sien. Sans animosité. Sans curiosité. Sans rien. Absolument aucun sentiment ou ressentiment ne traversa ses pupilles. Surprise, elle resta quelques secondes muette. Elle ne s'était pas préparée à ça. Elle n'avait pas prévu de devoir se confronter au jeune homme, ni aujourd'hui ni un autre jour. Elle ne pensait pas avoir à se projeter des mois en arrière pour s'en rappeler. Mais l'irlandais semblait plus troublé qu'elle ne l'était. Plus torturé par ses démons qu'elle même ne voulait bien l'admettre. Finan semblait décidé à emprunter le sentier de la rédemption. Et sur sa route, il y avait Elena.

La brune fut tentée de ne rien répondre, de l'ignorer d'abord. Mais après de longues secondes de silence, elle fit le choix de ne pas devenir celle qui lui empêcherait de trouver la paix avec lui-même. Sûrement parce qu'elle savait ce que ça faisait. Parce qu'elle connaissait la sensation que procurait ce noeux dans le creux de l'estomac, cette boule qui ne disparaissait jamais. Comme un boulet scellé à sa conscience. Cette culpabilité qui ne la quittait jamais. « Désolé pour ? Avoir dit ce que tu pensais au ranch ? Ou ne pas avoir saisi l'occasion de te débarrasser de moi une bonne fois pour toutes ? » Elle fit allusion à l'arme qu'elle avait mis de force dans les mains du jeune homme, avant de la braquer contre sa tête. Un sourire ironique perça le masque de la grecque. Elle ne en voulait pas vraiment. Finan avait juste mis des mots sur l'image qu'elle avait d'elle même. Non, elle n'avait pas réussi à les protéger, et elle le savait.

La grecque demeura impassible alors que l'irlandais s'emportait subitement à la mention d'Ashley.  Elena laissa couler un regard las sur le visage défait par les émotions de Finan. C'est qu'elle commençait à avoir l'habitude des réactions démesurées et inattendues du garçon. Aussi, elle ne soupçonna rien d'autre qui ne soit déjà diagnostiqué. Le caractère lunatique de Finan n'était pas une nouveauté. Elle secoua doucement la tête, les lèvres pincées lorsqu'il s'excusa et retrouva son calme, l'air de dire qu'elle s'en moquait. Ce qui avait pu se passer entre la blonde et lui ne l'intéressait pas. Pas plus que la pauvreté des échanges entre anciens membres de Messiah et ceux d'Issaquah. Les relations étaient encore fébriles, c'était un fait qu'elle n'ignorait pas. Un échec supplémentaire. Elena ne pouvait que l'admettre sans avoir la force ni le courage de chercher à améliorer les choses. Elle savait qu'elle était loin de montrer l'exemple. Elle se contentait d'échanges exclusivement liés au travail.

Comme avec Finan, à présent, qui aurait dû s'éclipser, trouver Caroline et retourner à ses occupations quelles qu'elles soient. Ils auraient dû en rester là. Faire comme si rien ne s'était passé. Se dire bonjour, au revoir. Pourquoi voulait-il remuer le passé ? Pourquoi vouloir raviver des émotions que la grecque s'appliquait à oublier chaque matin un peu plus ? La brune soupira quand l'irlandais s'emporta de nouveau. Cette-fois, elle était le départ de feu. La fatigue se lisait sur son visage. Epuisée par toutes ces relations décevantes, par tous ces deuils. Ces amitiés fragiles qui s'envolaient d'une bourrasque. Ces efforts qui ne trouvaient pas leur récompense. La brune s'était nourrie d'espoir et d'illusions pendant tellement d'années. Trois déjà. Trois ans qu'elle chérissait le rêve d'autres hommes et femmes qui s'étaient battus pour l'humanité. Elle y avait cru. Férocement. À cette seconde chance. À ce monde de nouveau paisible et généreux pour ceux qui luttaient depuis trop longtemps déjà. La jeune femme peinait à rester accrochée à cette idée. Si elle continuait, c'était devenu un mécanisme, un rouage un peu rouillé mais qui lui permettait de ne pas s'écrouler complètement.

Elle eut toutefois un élan d'empathie à l'égard de Finan. Contrairement à elle, il semblait prêt à écrire une nouvelle page, prêt à se défaire des affres du passé pour réécrire leur histoire. Elena ne voulait pas lui barrer la route. Elle savait que le chemin vers la rédemption était long et éreintant. Elle savait comme le voyage ne l'épargnerait pas. Elle savait aussi que le pardon était nécessaire pour y parvenir. Elle se laissa tomber sur sa chaise.

« Parce que j'avais pas le cran de le faire moi-même. » avoua la grecque. Un sourire glissa sur ses lèvres alors qu'elle leva le regard vers le jeune homme. « Je suis désolée aussi. J'aurais pas dû, je le sais. »

Bien sûr qu'elle n'aurait jamais dû mettre cette arme entre ses mains. Qu'elle n'aurait jamais dû le placer dans ce rôle là. Qu'elle aurait dû le laisser. Le laisser évacuer sa peine, sa colère. Elle avait mérité les mots terribles qu'il avait eu pour elle.

« Ce que tu as dit... Tu avais le droit de le dire. Parce que c'est vrai. Je n'ai pas su vous protéger. J'ai... Accumulé les erreurs, les échecs... J'aurais voulu être digne de la confiance que tu me portais. Que Megan me portait aussi. Crois-moi, j'aurais vraiment voulu. » Elle haussa les épaules. « Mais voilà. » Elle soupira de nouveau, ses doigts venant jouer avec un crayon-papier. Voilà. Ce qui était fait ne pouvait plus être effacé. Elena avait fait des choix. Elle avait emprunté des sentiers sans retour possible. Quand elle avait décidé d'exécuter Walter. Quand elle avait laissé Nola et Edward se faire abattre. Quand elle avait choisi délibérément de prendre les armes pour assaillir l'avant poste des Remnants. Le sang qu'elle avait sur les mains était indélébile. Même le temps ne pourrait pas oublier ça.

« Tu as Addi, tu as Rika. » lui rappela la brune. « Tu as des amis ici. Tu n'as pas tous réussi à les faire fuir ! » Elle arbora une expression moqueuse. « Crois-moi Finan, cette-fois pas de promesse que je ne saurais tenir ; je ne suis pas la personne à suivre. »