J’laisse filer un rire à sa remarque. « Y a pas un monde où t’essaieras pas de m’entrainer avec toi tu veux dire. » Franchement, elle a beau être hargneuse, j’suis assez sûr de moi pour le coup. « Trop aimable. Et j’avais surtout autre chose à foutre que d’me rappeler nos petits moments Iojov. » Clairement, j’ai préféré éviter de trop y repenser, pour pas m’faire bouffer par des sentiments contradictoires. Déjà que j’sais toujours pas trop quoi penser de notre venue ici. L’ambiance est vraiment bizarre, entre les nouveaux qui nous connaissent pas, les autres avec qui on marche sur des œufs. Faudra ptet un peu de temps pour arriver à un truc à peu près normal. Oh, j’ai pas l’intention de les revoir comme les membres d’ma famille, on en est loin. Juste de pas m’sentir mal à l’aise, ce serait déjà pas mal.

Franchement, s’poser le cul dans le sable mouillé, c’est pas la meilleure idée que j’ai pu avoir. Mais foutu pour foutu, autant rester focaliser sur c’qu’elle me raconte. Et autant dire que c’est du lourd. J’laisse filer un silence avant d’lui jeter un regard en coin. « Si ça marchait, j’te garantis que l’amnésie sur la vie d’merde, je l’aurais déjà d’puis un moment. » Surtout vu tous les coups que j’ai pu prendre jusque-là. Un soupir, alors que je replie mon genou contre moi, m’faisant pensif. « Tu la veux vraiment cette môme ? » J’finis par tourner la tête vers elle pour la fixer. « Malgré toutes les merdes, malgré l’bon sens qui t’pousserait à l’envoyer j’sais pas où auprès d’un père qui pourra ptet même pas s’en occuper. Est-ce que toi, viscéralement, t’as envie d’élever cette mioche ? » Même avec le monde pourri jusqu’à l’os dans lequel on vit. Même sans savoir de quoi chaque nouvelle journée sera faite. Autant pour les adultes, c’est pas si grave, on a déjà vécu avant tout ça et on sait qu’on est juste des putains de morts en sursis. Mais infliger ça à des gamins… c’est un truc qui m’dépasse totalement. Et même s’il y a pas un jour où mes gosses me manquent pas, j’me dis souvent que c’est pas plus mal qu’ils aient pas à évoluer dans ce monde merdique.

Mon cul, je t'ai manqué, que j'lui souffle d'un ton sec à sa remarque. C'est pour ça qu't'ai là, la queue entre les jambes, à mendier un peu d'mon temps, qu'il m'fasse pas croire le contraire, ça prendra pas. Et c'pas seulement ma formidable personnalité : c'est d'pouvoir être sous la protection d'quelqu'un, d'pas à porter l'poids des responsabilités pour tout un groupe de personne, d'réaliser à quel point ça peut qu'être douloureux d'essayer et d'se planter de plus belle. Alors, bien sûr qu'il a envie d'me parler.

J'ai discuté avec Ruby, d'tout ça. J'suis droite dans mes bottes et très à l'aise avec ma conscience, mon point d'vue à pas changer sur la question, malheureusement pour eux, j'suis pas revenue dessus. Ils ont fait un choix, celui qui leur a semblé bon sur le moment mais qui nous a coûté deux vies. Je cherche pas plus loin qu'ça pour ma part, surtout pas quand c'est un groupe qu'on gère. Mais j'sais aussi que vous avez traversé des choses qui vous font voir la situation d'notre point d'vue, tout du moins, un peu mieux l'comprendre.

Donc tu sais pourquoi c'est arrivé, pourquoi ils se sont retrouvés dehors à l'entrée d'l'hiver. Qu'tu sois d'accord avec moi ou pas sur la question rentre pas en ligne d'compte, une part d'toi à forcément penser à faire pire pour p't'être moins que ça, l'temps a juste fait son office : il a dilué les torts, les aigreurs, il a fait en sorte d'montrer qu'on pouvait faire le deuil. J'oublierais jamais Markus ou Xander, c'est moi qui porte l'poids d'leurs vies achevées. Et j'sais qui les a foutu sur mes épaules. Mais j'me suis habituée à ce poids.

Alors, ça va.

Si on veut... Si on peut l'dire comme ça. Je pince les lèvres, et à sa question, à son insistance, je hausse les épaules : Putain, oui, bien sûr que j'la veux vraiment. C'est pas seulement pour moi, ou pour... Combler c'que Jaren a pris, que j'lui souffle. Elle s'est accrochée, comme une guerrière, mainte fois. Y'a quelques mois, on a été pris avec certains par des connards, torturés, battus, violés, et j'étais déjà enceinte, elle s'est accrochée, et j'l'ai senti bouger depuis dans mon ventre, ça change tout en fait. A chaque fois que... A chaque fois qu'il y a eu un moment où j'me suis vu m'faire du mal, c'est elle qui m'a ramené à la raison, que j'ajoute. J'lui dois ça, mais j'lui dois aussi d'être en sécurité. Ou, quand, comment. C'est ça l'problème.

« Imaginons qu’ce soit le cas. Ca change quelque chose ? » Qu’elle m’ait manqué. Que l’fait qu’elle ait probablement été une des seules personnes à qui j’ai toujours pu parler sans l’moindre filtre a pas mal joué à ce qu’tout ça soit encore plus difficile à digérer. On s’en fout au fond. L’résultat est le même. Et puis, au final, on est là. A se causer sur une plage à la con alors qu’elle m’envoie déjà direct des piques.

J’lève un sourcil quand elle continue et évoque sa discussion avec Ruby. « Okay. » Au moins c’est clair et y a pas à s’poser de questions. « Je sais ouais. Ce que ça fait d’perdre des gens qui t’font confiance quand t’es leur leader. » J’risque pas de l’oublier. J’ai encore l’impression d’avoir le sang de Nova et d’Alaska sur les mains. « Parce que toi, t’as fait confiance aux mauvaises personnes. » Des alliés, des membres de ton groupe. Tout ça, c’est des détails. « Alors ouais, j’comprends. L’poids que ça peut être. » Est-ce que j’aurais agi exactement comme elle à sa place ? Aucune idée. J’sais juste que ça m’a servi de leçon et que maintenant, après plus de deux ans à essayer d’assister Ruby dans la gestion d’un groupe, y a des trucs qui me semblent plus aussi tranchés, plus aussi évidents. « Y a des trucs qui s’effacent pas. Faut accepter de faire avec. » Et arrêter de se faire bouffer par la colère ou la culpabilité même si, pour ça, j’ai encore du taff putain.

J’me frotte un instant l’visage à deux mains avant d’embrayer sur sa situation. Et sa fille donc. J’la fixe longuement, gardant l’silence quand elle se montre assurée dans sa réponse. Avant de souffler, avec une ombre de sourire. « En même temps, c’est ta mioche. Evidemment qu’elle s’accroche cette teigne. Quand est-ce qu’elle doit pointer l’bout de son nez ? » J’ai un temps, avant de reprendre. « J’savais pas. Pour connards. » Dire que j’suis désolé m’parait déplacé, surtout vu les circonstances. « Vous en avez sacrément chié ces derniers mois. » Depuis qu’on a quitté le groupe globalement. On dirait qu’ils ont pas eu un instant de répit. « Et tu penses qu’ici, y a moyen qu’tu lui offres ce que tu veux ? » J’désigne les maisons derrière nous d’un mouvement de la main, curieux.

Rien du tout, que j'lui souffle en réponse en haussant les épaules. Un soupir m'échappe, j'aimerais avoir mieux qu'ça à lui dire mais non. Ça réécrit pas le passé, ça change pas l'avenir, rien d'tout ça s'améliore avec le temps, j'crois même qu'la conscience devient plus lourde encore à force, d'quoi nous vriller l'crâne brutalement : L'seul truc sur lequel on a un poids d'toute façon, c'est le présent et pour ce que ça vaut hein... Un champ d'mine, un terrain désolé. Bref, rien à en sauver. Et c'est ça l'avenir que j'offre à ma gamine. Alors qu'j'essaie vraiment d'faire mieux, et d'être une meilleure personne pour elle.

Un rire m'échappe, j'soupire : Ouais et tu connais pas son père, j'ai trouvé la matière la plus dure du monde : sa grosse tête, putain d'merde, Logan, c'est pas d'l'acier pour lui faire rentrer un truc dans l'crâne, ça passe pas sans un burin pour lui faire entendre raison. Mais avec nos deux tempéraments, elle serait sans doute prête à tout pour sauver l'monde, non ? Ouais ça pourrait... Mon regard suit l'sien, vers les cottages : Mais la présence d'ses types à côté, ça contrarie tout, et j'suis pas persuadée qu'on puisse vraiment en réchapper, que j'ajoute, une pointe d'angoisse dans la voix, que j'peux pas cacher.

J'veux faire la forte mais j'suis bien incapable d'l'être vraiment. J'sais que ça fait vaciller mes certitudes d'puis l'temps. Les viols m'ont fragilisé, et la crainte qu'ça ait pu faire du mal à mon bébé m'ronge à l'intérieur comme une douleur sourde. J'suis dégoûtée d'tout ça, en fait, que j'souffle en revenant fixer la mer : Après l'départ de Jaren, j'me disais que j'en avais suffisamment chier comme ça, je hausse les épaules en l'disant, dépassée aussi : Mais faut croire qu'c'est pas à moi de décider quand j'en ai marre, et que j'peux plus le supporter.

J'ai un temps d'hésitation. Penser au garde forestier me creuse le ventre. L'image d'Logan me revient forcément en tête, mais s'efface au profil d'ce qu'a été ma vie avec celui qu'j'aime encore d'tout mon âme, au bout d'chaque fibre d'mon corps. Tu crois que... J'ai un soupir, j'me dégoûte d'le lui demander : Tu serais capable d'le retrouver ? Pour moi. Pas gratuitement évidemment mais... Jaren ? Que j'précise rapidement.