On vient d'arriver. Nascha est la première à descendre, un peu intimidée apparemment et en même temps je la comprends. La route jusqu'à la ferme a été presque tranquille, d'autant plus à cheval, on a pu bien avancer. En revanche, c'est toujours impressionnant de voir un avant poste déjà fonctionnel. Je scrute autour de moi, quand un mec nous fait signe d'approcher. On s'exécute : Je cherche... Je sonde la place à nouveau, sans voir une silhouette qui me parle particulièrement : Je cherche Selene Sweetnam, tu sais pas si elle est là ?
L'homme fronce les sourcils, je le connais pas. Je crois pas l'avoir déjà vu, pas faute d'être venu faire les travaux ici de toute évidence. Mais bon, ça semble pas l'embêter plus que ça que je lui parle familièrement : Je peux lui laisser un message ou... Ou la contacter par radio peut-être ?Pas la peine, elle est là, coupe-t-il rapidement en me faisant un geste de la main : Là où tu peux laisser ton cheval se reposer, elle est avec son canasson, ajoute-t-il simplement en me faisant signe d'y aller. Ok, on échange deux trois mots et je lui offre un sourire.
Merci ! Je me tourne vers Nascha rapidement, l'aidant à défaire la selle : Je m'en occupe, tu peux voir si on va avoir des couchages pour la nuit ? Elle hoche la tête, et après un rapide baiser, je la laisse repartir avec nos sacs. J'ai un rire amusé parce qu'à la voir comme ça, elle a l'air d'une tortue qui porte une valise, et je trouve ça franchement trop mignon. Bon, je m'abstiens de le dire à haute voix. J'ai encore notre tente à défaire, les couchages aussi, bref, je tire tout ça pour les hisser sur mon dos avant de m'aventurer dans la direction que je dois prendre. Et ouais, je mets pas longtemps à retrouver la pianiste, comme prévu. J'ai un raté, le coeur qui bat fort. Je suis content de la voir : Selene ?
Cette ferme allait finir par la rendre folle. A cause de la quarantaine décidée à Fort Ward, son affectation n’avait eu de cesse de s’étirer en longueur. Recommandations indiscutables : les personnes non-contaminées devaient, et ce jusqu’à nouvel ordre, rester à l’écart. Protester ne lui avait rien apporté et depuis le malheureux épisode d’Agate, Selene avait plus de relation privilégiée avec Stanley. Personne d’influent ne pouvait plaisir sa cause donc, elle en était réduite à attendre les nouvelles que rapportaient les rares personnes autorisées à faire des navettes – pour acheminer des denrées, et le tout selon un protocole sanitaire très strict.
Ce fut ainsi qu’elle appris le décès de June, et ça lui fit un choc. Pendant quelques instants, la pianiste avait cru mal comprendre. Elle n’était pas chez eux depuis longtemps et pourtant, elle avait aussi la sensation qu’une ère se terminait. A partir de ce moment d’ailleurs, elle ne s’était que plus inquiétée chaque jour. Pour éviter de tourner en rond, et parce qu’elle n’avait pas trop envie de sociabiliser, la musicienne passait l’essentiel de son temps avec Fury, dès que son job était fini.
Occupée à brosser la croupe de sa meilleure amie, Selene ne se retourna pas en entendant la porte. Elle était persuadée que c’était encore quelqu’un qui venait lui rapporter des mauvaises nouvelles de Fort Ward – ou bien qu’on lui livrait enfin les nouvelles longes qu’elle avait demandé, ce qui ne serait pas du luxe. Son cerveau glitcha en entendant la voix dans son dos. Elle la reconnaissait, mais c’était tellement improbable sur le coup qu’elle ne parvint pas être même un visage sur ce timbre.
Elle fit volte-face, sa crinière criblée de brins de paille tournoyant dans la manœuvre. Bouche bée, la pianiste fixa son cadet, le cœur au galop. Qu’importe les conditions dans lesquelles elle avait quitté Nisqually, elle ne put s’empêcher de lui sourire. Un vrai sourire, qui redessina ses fossettes. Elle franchit la distance qui les séparait en trois grandes enjambées et serra fort Ruben dans ses bras.
- J’ai l’impression que ça fait une éternité.
Et comme chaque fois qu’elle l’avait perdu de vue quelques mois, il avait l’air d’avoir grandi. C’était surtout sa carrure qui changeait, et la lumière dans ses yeux : de plus en plus homme, de moins en moins adolescent. L’enfant qu’elle a connu jadis s’était transfiguré.
- Qu’est-ce que tu fais là ? Et instantanément, Selene perdit son sourire. Puisque c’était la période des mauvaises nouvelles, son cerveau était branché sur le canal de la négativité, dis-moi ce qui va pas.
Ce n’était même pas une question… elle me sentait.
« Dum spiro spero »
Go back and forward, but all is melting like the snow ♪ Taking all from us, all we thought was left to know ♪ On what we treasure falls a dusty snow ♪ taking us backwards, but where we will never know.
J'ai pas le temps de faire plus que m'approcher de Selene, elle m'entend se retourne et son sourire gagne immédiatement jusqu'à ses yeux. Je la réceptionne dans mes bras en refermant sur elle une prise plus ferme encore. Je suis soulagé de la voir évidemment, surtout après tous ces mois dans l'incertitude. J'aimerais qu'il en soit autant pour Joachim, notamment mais je crois que pour ce point, je vais devoir attendre encore un peu pour les bonnes nouvelles. J'ose croire qu'il s'amuse bien au Canada, et que c'est pour ça qu'il a pas encore décidé de revenir. Tu parles comme si tu avais quatre-vingt-dix ans, que je souffle, le visage dans ses cheveux : Si c'est le cas, tu les fais pas encore, que j'ajoute en la relâchant.
Je conserve un sourire qui se veut sincère, qui l'est sans doute un peu. Mais il y a un mélange de plein d'émotions dans ma tête, c'est toujours un peu difficile de faire le tri : Tu as troqué une vie à la ferme contre une vie dans une autre ferme alors ? Que je plaisante, avant de prendre une moue un peu plus sérieuse. Il faut dire que Selene est la première à mettre le pied à l'étrier, et... Ouais, ça fait l'effet d'une douche froide : Il faut que je te parle, que j'ajoute alors en scrutant un temps autour de moi. Désolé, je lui amène pas des bonnes nouvelles malheureusement mais... Qu'est-ce qu'on y peut ? On est bien installés, on reconstruit le nouveau camp et ça avance, que j'entame. Il y a eu des morts sur la route, on s'y attendait mais bon...
Je reprends mon souffle, essayant de composer avec les bons mots, s'ils existent : Andrea, elle... Je pince les lèvres : Elle est malade, que je souffle à Selene de but en blanc, en essayant de garder contenance, de pas laisser ma voix dérailler encore. C'est... Grave, que j'ajoute simplement pour la précision en pinçant les lèvres. Grave ? Avant, ça aurait été seulement grave en réalité. Aujourd'hui, sans traitement, je trouve ça dramatique. Apparemment un cancer, ce mot me semble amer pour tout dire, en particulier parce que je déteste l'associer à ma tante.
J'essaie d'éviter le regard de la pianiste, sans doute parce que j'ai trop peur de lui faire du mal. Ou de me laisser encore déborder par le chagrin : Elle sait pas si elle passera l'année, Nolan veut tenter plusieurs opérations pour la sauver mais le temps de rassembler le matériel et de trouver les solutions... Enfin, je lui apprends rien. C'est pas acquis. Je soupire, j'aimerais que ça soit plus simple. Que les larmes qui menacent encore de déborder puissent la sauver une fois : Je me disais que je devais t'en parler, que tu voudrais le savoir pour pas louper l'occasion de la revoir quand même, même si les relations sont plus difficiles, les liens familiaux, ça se défait pas comme ça, pas vrai ?
S’il savait. Parfois, elle avait l’impression de les avoir ces quatre-vingt-dix ans. Ces dernières années représentaient plusieurs vies, plusieurs époques, plusieurs bouleversements. Comme si la fin du monde précipitait tout dans un gouffre, y compris le temps, qui se décidait à galoper plus vite que jamais. Sa plaisanterie la fit rire, bien qu’elle se sentait toujours un peu tendue.
- Ouais… faut croire que 2 ans à Nisqually, ça colle à la peau.
Son visage se renfrogna presque instantanément quand son cadet confia qu’il y avait eu des morts. Loin d’elle l’envie de dire qu’elle les avait prévenus. Son amertume s’était envolée depuis qu’elle avait trouvé comment contribuer depuis Fort Ward. Selene en était venue à la conclusion que leurs chemins devaient se séparer à ce moment-là, c’était tout. Néanmoins, elle ne demanda pas « combien », ni « qui »… ça viendrait en temps voulu.
Et la nouvelle tomba.
La musicienne eut l’impression que Ruben venait de larguer une pierre dans son estomac. Un cancer. L’ironie du timing était une preuve que le destin, s’il se personnifiait, serait doté d’un humour noir sans pareil. June venait de décéder d’un cancer, Andrea en avait un également. Sa bouche s’ouvrit, puis se ferma. Que dire ? Elle a été sa meilleure amie, sa sœur, avant que le temps et la guerre ne viennent corroder leur lien. La poitrine de Selene était enflée et un soupir ne suffit pas à en purger tout l’air vicié par un drôle de sentiment.
- Je… je…, elle fixait ses pieds, formuler une simple phrase était horriblement difficile, je peux pas demander de l’aide ici… le camp est contaminé par je sais pas quoi, j’ai même pas le droit d’y retourner, on est en quarantaine…
Instinctivement, son cerveau s’était sauvé de la noyade en sautant sur le pragmatisme. Problème, solution. Mais au fond, les cancers étaient déjà des plaies à soigner avant, alors un matériel de pointe et les médecins qui allaient avec. Aujourd’hui, même avec une infrastructure comme celle de Fort Ward, ils étaient loin du compte. Nouveau soupir, avant qu’elle ne se pince les lèvres.
- Où elle est maintenant ? Chez vous ? Ça lui prit quelques secondes de réfléchir, mais c’était d’une clair évidence : je viens la voir avec toi.
Qu’importe ce qui s’était passé, qu’importe le temps qui se tuait à les déchirer. Les sœurs ne s’abandonnaient jamais pour de bon. Selene ne pourrait plus vivre tranquillement, si elle ne faisait pas ce pas pour revoir Andrea. La revoir, peut-être pour la dernière fois.
« Dum spiro spero »
Go back and forward, but all is melting like the snow ♪ Taking all from us, all we thought was left to know ♪ On what we treasure falls a dusty snow ♪ taking us backwards, but where we will never know.
Et plus que ça, j'ai un sourire désolé pour elle l'espace d'une seconde. Sept ans de tout ce qu'on a vécu, je veux dire, à toutes les échelles, on a encaissé, et on a pas encore présenté toute la note. Celle-ci est immense, faut le dire. Je soupire, j'ai l'impression d'avoir une dette de jeunesse que je pourrais jamais réclamer nulle part. C'est impossible que ça laisse pas des séquelles, quoi qu'on en pense, même moi : je me sens incroyablement vieux. Y'a bien que Nascha qui parvient à me faire me sentir... Je vais dire, moi-même.
Et devant le silence de Selene, mes propres yeux embués, je comprends qu'on est face à une autre blessure qui mettra du temps à guérir. Si elle guérit vraiment. La gorge nouée, un rire sans joie m'échappe alors qu'elle cherche déjà des solutions : Tu connais Andrea... mieux que moi sous certains aspects : Elle refuserait cette aide, elle a déjà mis des plombes à nous en parler. En fait, il y a Lisandro, Nima, Nolan et Quinn qui sont au courant, et toi maintenant, c'est restreint, pire encore que ça.
Elle en a pas encore parlé au conseil, je sais pas quand elle a prévu de le faire, elle a quitté Corray et a demandé à Lisandro de s'occuper des filles, elle voit le schéma, non ? Elle connait ma tante, elle sait ce qu'elle est en train de faire, bêtement. Je sais que ça a pas de sens pour elle, ça en a pas pour moi. C'est horrible de devoir porter le secret de cette maladie alors que ça la ronge. Et qu'elle refuse qu'on puisse l'entourer : En fait, elle fait le vide, au cas où, je sais pas si ça va vraiment changer quelque chose. Parce que le vide est déjà là.
Je souffle. Selene se fait plus ferme, plus résolue. Je hoche la tête. Tu peux pas venir au campement, que je tranche cependant, avec un air désolé : Mais on peut aller jusqu'à Cliffdel, et je peux la ramener, l'endroit est "sauf", enfin nettoyé quoi. Néanmoins j'ai quand même une appréhension alors que je regarde leur avant poste, que je vois les gens : Ils... Ils te laisseront partir ? Comme ça ? J'ai comme un doute. Elle vit avec eux, non ? Elle a des comptes à leur rendre. Ca ressemble pas à la foire, ici.
Oh oui, elle connaissait Andrea. Le genre à « faire le vide », c’était bien ça. Comme un félin blessé, la régisseur serait capable de partir pour se laisser mourir dans un coin, pour ne pas exposer sa faiblesse à ses proches – ni quiconque. Couper les liens, avant qu’ils ne deviennent trop douloureux à voir se disloquer. Selene se rongeait l’intérieur des lèvres avec nervosité. Avec cette histoire de quarantaine et d’infection, elle n’était évidement pas tranquille avec l’idée de s’éloigner de Fort Ward en laissant Elizabeth et Juliet sans sa protection. Néanmoins, en dépit de leur rupture, Andrea l’avait sortie du gouffre un nombre incalculable de fois. La musicienne ne dormirait plus jamais tranquille si elle ne faisait pas l’effort. Ce n’était l’affaire que d’un mois, grand max. Que pouvait-il se passer de si dramatique pendant ce laps de temps ?
- Je m’occupe de négocier mon absence, déclara-t-elle, sans vraiment savoir comment elle s’y prendrait, quand est-ce que tu veux repartir ?
En ce moment, avec la mort de June et les complications sanitaires, l’intérim dirigeante aura probablement mieux à faire que de l’enchaîner à sa ferme. Selene n’avait besoin que d’une arme et de sa jument pour traverser l’état, elle pouvait se débrouiller pour le reste. Et puisque Ruben avait cité quelques noms connus – et appréciés pour la plupart –, la pianiste enchaîna :
- Comment va Duncan ? Et tous les petits ?
Le viking lui manquait. Ils avaient tout connu à deux que voir leurs chemins se déchirer lui avait broyé le cœur. Pourtant, avec lui aussi la musicienne était théoriquement en froid. Le temps avait visiblement fait son œuvre, et réaliser qu’un roc comme Andrea pouvait mourir lui faisait prendre conscience que personne n’était éternel. Personne. Pas même les survivants à la carapace d’acier qu’ils étaient devenus.
- Effy les réclame souvent… surtout Wyatt.
Ce qui était normal. Les deux enfants avaient grandi ensemble, littéralement. Cinq années fusionnelles, à connaitre les aléas de la météo, des campements et de l’humeur de leurs parents respectifs. Ils étaient leur avenir, mais aussi les plus grandes victimes de ces années de conflits. Pensive, Selene glissa une mèche de cheveux derrière ses oreilles, ses prunelles glacier plongées dans le néant.
- Je… je viens, mais je ne resterai pas, tu le sais ?
Sa place était ici désormais.
« Dum spiro spero »
Go back and forward, but all is melting like the snow ♪ Taking all from us, all we thought was left to know ♪ On what we treasure falls a dusty snow ♪ taking us backwards, but where we will never know.
Le plus tôt, c'est pour le mieux... que je souffle à Selene simplement. Je prends déjà la liberté de venir te chercher, elle est pas au courant et les autres non plus, mais ça me demande du temps, et j'ai pas l'impression que j'en ai beaucoup. Je me tourne, pour essayer de trouver la silhouette de Nascha. Je sais qu'elle me laisse de l'espace pour parler avec Selene, elle a conscience que c'est important pour moi. Mais ça me ferait du bien qu'elle soit là, à dire vrai. La question qui passe pour Duncan me fait froncer les sourcils : Je croyais que tu voulais plus en entendre parler ?
Ouais, c'est plus compliqué que ça. Mais la manière dont elle a largué notre famille pour rester à Tahlequah en dit quand même long sur la place qu'on a occupé pour elle. Ils font comme ils peuvent, ils se reconstruisent, je sais pas trop ce que je peux dire de plus. J'ai l'impression de vendre l'intimité d'un ami, d'un proche, à une personne avec qui il a mis de la distance. Liam... Liam est mort, que j'ajoute en haussant les épaules. Shawna en a été anéanti, et elle accuse Duncan de pas avoir été là pour eux quand c'est arrivé, mais ceux sont des histoires douloureuses quoi. Je sais pas plus. Cela dit, sa dernière déclaration me fait froncer les sourcils. Je la regarde comme s'il s'agissait d'une étrangère soudainement, sans bien comprendre.
En fait... Selene, je crois qu'il y a méprise, que je lui souffle tout bas : Je te demande pas de revenir, et je pense pas que tu ais ta place là-bas de toute façon, c'est... arrogant, non ? Elle croit quoi ? Que je suis venu la chercher pour ça ? Et surtout, c'est quoi l'utilité de me le préciser ? Elle me prend encore pour un gamin qu'il faut moucher j'ai l'impression. T'as pas supporté l'espace qu'on t'a laissé à Nisqually, y'a aucune raison que ça fonctionne non plus maintenant qu'on est au nouveau campement, que je lui souffle tout bas : Et je me demande très honnêtement ce que tu fiches ici, parce que désolée mais : c'est pire que ce que t'avais à Nisqually et qui t'as tant fait fuir, pour avoir écumé le campement et les gens qui y vivent.
Ceux qui te regardent de haut en se pensant meilleur alors qu'on les nourrie. Qui méprisent ouvertement. Moi, j'ai pas pardonné pour la prison. Elle a eu la force de juste mettre un mouchoir de poche dessus, en oubliant toute la douleur. Mais par contre, incapable de le faire pour ceux qui étaient sa famille. Toutes les estoques ont été enregistré, elles sont sur notre casier judiciaire. T'es pleine de... Paradoxes, et de non sens. Mais ça, c'est pas mon problème : c'est le sien.