The Walking Dead RPG

Il doit être 23h environ. Le silence règne sur le petit dortoir, seulement perturbé par la toux des patients. Tasya veille sur eux comme elle le fait depuis presque un mois. Elle ne va pas tarder à rentrer, Line doit venir prendre son relais pour qu'elle puisse se reposer un peu. En attendant, le travail ne manque pas. Ici sont regroupés les malades les plus gravement atteints. Certains se remettent doucement de la peste, d'autres en revanche sont condamnés, comme Alba l'a été. La jeune femme est encore très présente dans son esprit. La mexicaine s'en veut, elle aurait aimé faire plus pour elle et pour tous ceux présents ici... « Tiens, bois un peu d'eau » souffle la jeune femme à Louise, une de ses jeunes patientes.

Du bruit se fait alors entendre au niveau de la porte. Plusieurs gardes font irruption dans le petit dortoir.  « Qu'est-ce qu'il se passe ? » demande Tasya, inquiète en se redressant.  « Écartez-vous » ordonne un des hommes. Les yeux de l'infirmière sont alors attirés par l'éclat d'une lame dans la main de l'un d'entre eux et sous son regard horrifié, son propriétaire la lève pour venir trancher la gorge du premier malade. Un gargouillis se fait entendre tandis que l'homme se vide de son sang. Un autre soldat fait de même avec un autre malade. « Non ! » s'écrie-t-elle. La mexicaine tente de s'interposer tandis que la lame du couteau s'abat sur celle dont elle prenait soin il y a quelques minutes encore. Tasya tombe au chevet de Louise qui se vide de son sang. Elle tente d'arrêter l'hémorragie, mais peine perdu. La vie de la jeune femme lui échappe déjà. « Arrêtez, je vous en supplie ! » On la force à se relever. « L'épidémie doit être arrêtée » continue l'homme d'une voix froide.

On la repousse, on la tire vers l'extérieur. Tasya lutte mais n'a pas la force de s'opposer à eux. Elle se retrouve dehors tandis que les gardes exterminent les malades les uns après les autres. Elle reste hagarde quelques secondes. Ses mains sont rouge du sang de Louise et quelques gouttes s'échappent pour venir souiller la blancheur de la neige sous ses pieds. Elle finit par se relever et par prendre la direction du seul endroit où elle est certaine de pouvoir trouver de l'aide.

Tasya s'effondre sur la porte du dortoir et frappe avec le peu d'énergie qu'il lui reste. Quand elle s'ouvre, la mexicaine tombe à genoux. « Ils les ont tué, ils les ont tous tués » répète-t-elle en boucle tandis qu'elle cherche Mason du regard. Ses yeux trahissent la panique qui la submerge à cet instant. Il faut qu'elle le trouve. Il va l'aider, elle en est certaine, il va savoir que faire ! La mexicaine est en état de choc. Elle tremble, elle a du mal à respirer, sa vision se trouble tandis qu'elle s'entête à répéter « Ils les ont tué, il faut les arrêter... » L'air lui manque, elle a l'impression de suffoquer.

Les discussions se sont éteintes petit à petit et ça fait bien deux heures que je suis profondément endormi. La sous-nutrition et les mauvais traitements m’épuisent et j’avoue que je grappille chaque minute de sommeil comme je le peux même si, au petit matin, je n’ai jamais le sentiment d’être réellement reposé. Je profite de la chaleur de mes compagnons de dortoir, la promiscuité à devoir s’entasser les uns sur les autres a au moins un avantage avec ces températures glaciales et c’est avec un violent sursaut que j’émerge quand j’entends qu’on tambourine à la porte.

Il me faut bien quelques secondes pour me remettre les idées en place, alors que, dans un réflexe nouvellement acquis, j’attrape toutes les fringues possibles pour ne pas mourir de froid si on nous balance dehors en pleine nuit. Bottes enfilées, lacets noués, je me lève d’un bond quand je reconnais la voix de Tasya. Le cœur serré, je me précipite vers la sortie, alors que la plupart des autres se recouchent sans chercher plus loin. Evidemment, j’ai Riley et Marvin sur les talons, mon regard croisant celui de Jude qui tient la main de la brune.

Sans un mot, ce dernier l’entraine derrière la baraque. Si on découvre une femme à l’intérieur, c’est un coup à passer un très mauvais quart d’heure. « Respirez Tasya, faites comme moi. » Et, sans lui lâcher la main, il souffle doucement vers elle, avant de me passer le relai dès que je m’accroupis devant elle. Je pose mes deux mains sur ses épaules, m’efforçant de capter son attention pour essayer d’enrayer la crise de panique, sans trop savoir si ça va fonctionner. Mais je garde mon calme, essayant de lui communiquer autant que possible, avant de froncer les sourcils à ses paroles. « De quoi tu parles ? Qu’est-ce que… » Et j’ai un temps d’arrêt, alors que je réalise que ses mains sont couvertes de sang. « Seigneur… » Vu sa tenue, elle était forcément au dispensaire. Et elle n’a pas l’air blessée, même si, au clair de lune et à la lueur blafarde du seul lampadaire qui fonctionne encore, c’est difficile à confirmer. Je n’ai qu’un instant d’hésitation avant de me relever. « Il faut que j’aille voir ce qui s’est passé. » Jude ouvre la bouche et se contente de soupirer en secouant la tête. « Vous vous occupez d’elle ? » Riley acquiesce mais pour Marvin, c’est une autre histoire. « Je sais pas si Line bossait ce soir, je viens avec toi. » Je ne cherche même pas à discuter et je l’entraine dans mon sillage, essayant de me faire aussi discret que possible.

Il n’y a pas de couvre-feu. Pas vraiment. Surtout avec les allées et venues des gardes, de ceux qui rentrent d’un énième travail aussi inutile qu’abrutissant, destiné à nous user un peu plus, l’agitation est constante. Sans compter les petits trafics que tout le monde passe sous silence, vu que chacun y trouve son compte. Mais, avant même que nous ayons le dispensaire en visu, je m’arrête net, Marvin manquant de me rentrer dedans dans la foulée alors que mon regard se porte sur le dortoir où les plus gravement atteints de la peste sont entassés. « Que… » Tout est allumé. Et il y a des gardes qui rentrent, qui sortent. Des hurlements. « Non… » Mon cerveau refuse d’imprimer et de comprendre la scène que j’ai sous les yeux.

Tasya se laisse entrainer sans résister vers l'arrière du bâtiment. Elle tremble, elle a froid, elle peine à respirer. Elle est en état de choc. Un homme lui parle et elle tente de s'accrocher à ses paroles. Bien vite, c'est Mason qui prend le relais. Elle est incapable de lui répondre tandis qu'elle cherche encore son souffle. La panique est forte. Ce qu'elle a vu, dépasse toute l'horreur à laquelle elle a pu assister. C'est trop. Depuis des semaines, elle supplie qu'on les aide à endiguer cette épidémie. Elle fait des pieds et des mains pour qu'on leur accorde des traitements et la seule réponse qu'ils ont, c'est ça ? Qu'ils tuent tous les malades gravement atteints ? Non, ce n'est pas possible.

Quand son ami affirme qu'il veut aller voir ce qu'il en retourne, la mexicaine tente de le retenir, mais elle est trop faible et sa main retombe mollement. Ses yeux le suivent et elle tourne un regard désespéré vers Riley et Jude qui restent à ses côtés. Elle sent qu'on lui met une petite couverture sur les épaules et un des deux s'accroupit devant elle. Avec un peu de neige, il lui lave les mains. Tasya se laisse faire, résignée. Peu à peu, sa respiration se calme et elle finit par sangloter doucement, incapable de parler, d'expliquer quoique ce soit. De toute manière, il n'y a pas de mot assez fort pour ce qu'ils ont fait.

Sur place, deux gardes remarquent alors la présence de Mason et de Marvin. « Vous ! Vous tombez bien ! » siffle-t-il. « Vous avez du boulot à l'intérieur. Il faut sortir et brûler les corps ! » Il montre le dortoir d'où des hommes en sortent encore, la plupart ont du sang sur les mains. « Dépêchez-vous » ordonne-t-il alors d'un ton qui ne laisse transparaitre aucune négociation. Il s'adresse également à d'autres personnes qui se sont attroupées non loin. Plusieurs hommes sont ainsi réquisitionnés pour nettoyer le dortoir.

Devant le bâtiment, deux gardes allument une cigarette et discutent tranquillement, insensibles à ce qu'ils viennent de faire. A l'intérieur, c'est une véritable boucherie. Les malades ont été égorgés ou poignardés sauvagement. Sur certains cadavres, le nombre de coups témoignent d'un acharnement et d'une violence sans précédent. Le sang encore chaud tombe à grosses gouttes au sol. C'est du sale travail, sans aucun respect pour l'être humain. Le pire ? Certains gémissent encore, ils les ont laissé agoniser.

Parfois, le temps semble comme être suspendu. Durant une seconde, une toute petite seconde, avant que tout n’éclate en morceaux, avant que la réalité ne vous heurte de plein fouet et ne tente de vous briser pour de bon. J’ai l’impression d’avoir arrêté de respirer alors que mon esprit refuse d’intégrer ce que j’ai sous mes yeux. Marvin essaie de me secouer, je sens bien sa main se poser sur mon épaule. Mais rien n’y fait. J’écarquille les yeux alors que je vois le sang qui macule leurs mains. Je suis même une goutte qui roule et tombe sur le sol boueux, au ralenti, comme dans un mauvais film à la fin courue d’avance.

« Quoi ? »

Là, d’un coup, la réalité me heurte de plein fouet. « Vous voulez quoi ? » Je ne vois même pas les deux gardes qui me lancent un regard mauvais, alors que je suis toujours incapable de bouger. J’entends le murmure de Marvin. « Merde, déconne pas Mason, c’est pas le moment. » Mais là encore, ça ne me fait pas réagir. C’est un coup de crosse qui me fait bouger, avancer jusqu’à l’intérieur du dortoir. Un autre coup de crosse qui me fait perdre l’équilibre, alors que je me retrouve les deux mains à plat dans le sang encore chaud des personnes en train d’agoniser tout autour de nous. « Y a quoi que t’as pas compris tas de merde ? » Et je relève la tête, le regard brillant de larmes de rage que je n’arrive même plus à contenir. « Vous êtes des monstres… » Soufflé entre mes dents, dans un murmure. « Qu’est-ce que t’as dit là ? » Je sens la crosse du fusil appuyer sur ma gorge, alors que le garde me force à me relever. Et mon regard accroche le sien, alors que je me sens trembler des pieds à la tête. « Regardez ce que vous avez fait bon sang ! Pourquoi vous faites ça ? C’était des humains merde ! Des gens comme vous et moi ! Vous les avez massacrés ! » Qu’ils se décident à éliminer les plus malades aurait presque pu passer pour un acte de charité. S’ils ne s’étaient clairement pas amusés à les massacrer, à les laisser agoniser dans la douleur comme ils viennent de le faire. « Vous êtes des p… » Je n’ai pas le temps de finir ma phrase que je me prends une violente gifle qui m’envoie direct au tapis. « On dirait qu’on en a qui a oublié où était sa place. » Et les coups suivent. Je me recroqueville sur moi-même pour essayer de limiter les dégâts, sans grand succès. J’entends le bruit de mon nez qui craque sous un coup de botte et mon souffle se coupe quand on me cloue au sol d’un coup de talon. J’essaie de respirer, sans grand succès, quand je sens le souffle chaud du garde près de mon oreille. « T’as oublié un truc mon gars. Vous êtes plus des humains. Même le bétail a plus de valeur que vous. » Et j’entends le déclic d’une arme avant d’entendre, un peu plus loin. « Ca suffit Jim. Il a eu sa dose. » Je connais cette voix, c’est celle d’un des gardes qui vient régulièrement écouter notre chorale.

Jim laisse filer un rire dédaigneux et me crache au visage avant de se relever, essuyant sa botte sur mon pantalon. « Tu vas bouger ton cul et nettoyer ce dortoir avec tes petits camarades. Et vous avez intérêt à avoir fini avant le lever du soleil. » Et je l’entends quitter la pièce plus que je le vois.

L’autre garde s’agenouille vers moi. Je crois qu’il s’appelle Watts, mais là, de suite j’ai du mal à garder le fil. « C’est pas comme ça que vous allez réussir à faire quelque chose. A part vous faire buter encore plus vite. Quand t’auras décidé d’utiliser tes neurones, viens me voir. » Soufflé dans un murmure à mon attention avant qu’il ne s’éloigne, comme si de rien était. Marvin bat des cils et finit par me rejoindre, m’aidant à me relever tant bien que mal. « Putain, il t’a pas raté. T’arrives à respirer ? » Un vague hochement de tête, alors que je tourne les yeux pour voir la silhouette de Tasya dans l’embrasure de la porte. Je ne sais pas ce qu’elle a pu voir ou entendre mais, au fond, je ne suis pas sûr que ça ait vraiment de l’importance.

Toujours en compagnie de Jude, Tasya se calme peu à peu, sa respiration s'apaise, son pouls reprend un battement normal. Elle ferme brièvement les yeux pour retrouver totalement ses esprits. C'est un cauchemar, c'est un enfer et plus que jamais, elle a envie d'être partout sauf ici. Quant tout cela va-t-il s'arrêter ? Quand pourront-ils revivre enfin ? Quand est-ce que ces monstres seront punis ? « Je dois y retourner » murmure-t-elle alors. Il le faut. Mason a surement besoin d'aide là-bas. Jude l'aide à se relever, elle a l'impression de peser une tonne de part sa fatigue, son état fragile et sa grossesse.

Quand ils arrivent à proximité du dortoir, elle entend des coups et Jude l'attrape par le bras pour la retenir et qu'elle ne se précipite pas. Lorsqu'enfin elle passe le pas de la porte, elle comprend. Mason s'est fait passer à tabac. Elle prend une grande inspiration pour ne pas se jeter auprès de lui. Tasya hésite avant de demander : « Je dois les trépaner, j'ai besoin d'une lame. » Les deux gardes échangent un regard et après une hésitation, l'un d'entre eux sort un petit couteau qu'il lui tend. La lame est affutée pour trépaner mais guère plus. Au moment où les doigts de la mexicaine se referment sur le couteau, le milicien lui souffle : « Pas de bêtise, ok ? » Elle hoche doucement la tête. Même si l'idée de retourner l'arme contre eux aurait pu lui effleurer l'esprit, elle n'en a pas la force. « Je la récupère dès que c'est fini » Et sur ces paroles, ils sortent tous les deux. Toujours sur le pas de la porte, Tasya se sent une nouvelle fois désemparée. Ses yeux se posent sur les corps, sur le sang.

« Marvin, tu peux aller chercher de l'aide ? Il faut.. une brouette pour sortir les corps. Il va falloir les brûler. » Elle fait enfin un pas en avant vers Mason et s'agenouille. Délicatement, elle attrape son visage pour le tourner vers le sien. Son visage est couvert d'hématomes. « Est-ce que ça va ? » demande-t-elle. « Doucement » lui ordonne-t-elle. Une fois de plus, ils ne l'ont pas loupé. « Je suis désolée » Sa voix se brise. Tasya n'aurait pas dû aller le chercher. « Reste-là, je t'accompagne à l'infirmerie dès qu'on a finit ici, ok ? je reviens » Elle va sortir un seau d'eau et une serpillère. Vue la quantité de sang au sol, elle doute que la nuit soit suffisante pour tout nettoyer.

Et puis, vient le moment des trépanations. Sa main tremble. Elle ferme les yeux et se sent à nouveau à deux doigts de la crise de panique. Au moment où la lame pénètre la chaire du premier malade, quelque chose se brise en elle. La malade est une jeune femme dont elle s'était occupée pendant de longs jours et qui commençait enfin à aller mieux. Elle continue ainsi sur deux autres corps. C'est lorsqu'elle tombe sur le quatrième que son cœur a un sursaut. L'homme est toujours en vie. Il a le regard vitreux et laisse échapper un gargouillis à peine audible. Le sang coule à flot de ses coups de couteau au thorax. Elle reste interdite, devant lui. Il ne s'en sortira pas, c'est certain. Il faut qu'elle abrège ses souffrances. La lame lui échappe des mains et tombe dans un claquement métallique au sol. Elle ne va pas y arriver.

J’essaie de me relever tant bien que mal, mais je n’arrive qu’à me recroqueviller contre le mur. Je me concentre sur ma propre respiration, laborieuse, pour tenir le choc, tant bien que mal. Et je lève les yeux en direction de Tasya, déglutissant pour éviter de craquer, alors que les larmes brouillent mon regard. « Ca… ça va. » Evidemment que non, mais je me vois difficilement dire le contraire. Surtout maintenant. « C’est pas ta faute. » Lâché dans un murmure, alors que j’ai tendu la main pour la retenir quelques secondes de plus. « D’accord ? » Et si je hoche la tête quand elle me dit de ne pas bouger, j’essaie de me concentrer pour, au contraire, arriver à me relever.

Je remarque à peine les mouvements au niveau de la porte d’entrée, alors que Marvin quitte la pièce pour revenir quelques minutes plus tard. Prenant appui au sol de la paume de la main, je serre les dents et je finis par me retrouver sur mes pieds, chancelant, alors que la tête me tourne violemment. Quelques secondes – minutes – adossé contre le mur et ça finit par passer. Ou, tout du moins, à être supportable. Et mon regard se perd à assister à la scène. Tasya qui essaie de trépaner les gens. Elle y arrive. Au début en tout cas. Mais elle finit par se stopper et le scalpel tombe par terre.

Retenant mon souffle, je comprends après quelques instants que l’homme est toujours en vie. « Que Dieu ait pitié de nos âmes. » Les leurs, la nôtre. A ce stade, tout s’entremêle et je ne sais même plus qui je dois plaindre le plus. Un profond soupir alors que je me décolle du mur et je m’avance – ou plutôt je me traine – vers la mexicaine. Je m’accroche au lit pour ramasser le scalpel, en silence, secouant la tête pour chasser les points noirs qui dansent devant mes yeux. Et je prends une grande inspiration, posant ma main libre un instant sur l’épaule de Tasya, avant d’aviser la marque sur l’épaule de l’homme.

Je ferme les yeux quelques secondes, me rappelant mes échanges avec Jude. Et je cherche le regard de l’homme en train d’agoniser, soufflant quelques mots, dans un murmure.

« Celui demeure sous l’abri du Très Haut repose à l’ombre du Tout Puissant.
Je dis à l’Eternel : mon refuge et ma forteresse, mon Dieu en qui je me confie.
Car c’est lui qui te délivre du filet de l’oiseleur, de la peste et de ses ravages.
Il te couvrira de ses plumes. Et tu trouveras un refuge sous ses ailes, sa fidélité est un bouclier et une cuirasse. »

Je le vois tenter de répéter ce que je lui dis, mais c’est plus un nouveau gargouillis qu’autre chose qui lui échappe. Et j’avoue que je n’arrive plus à me rappeler du reste de la prière. Me mordant l’intérieur de la bouche, j’essaie, en vain, de sonder mon esprit. Jusqu’à entendre une voix souffler derrière moi, d’un ton apaisé. « Tu ne craindras ni les terreurs de la nuit. Ni la flèche qui vole de jour.
Ni la peste qui marche dans les ténèbres, ni la contagion qui frappe en plein midi. »

Et il continue, en hébreu cette fois, venant se poster à côté de moi. Avant de hocher la tête dans ma direction pour que je finisse par le trépaner. Il lui ferme les yeux et la bouche, avant d’étendre ses bras le long de son corps et de lever les yeux vers Tasya et moi. « Merci. » Il nous rend un sourire à tous les deux avant de reprendre, désignant plusieurs personnes qui viennent d’entrer avec Marvin. « On va vous aider. Je m’appelle Elohim. » Je me contente de passer mon bras autour de l’épaule de Tasya pour la serrer contre moi en esquissant tant bien que mal un sourire. « Moi c’est Mason. Et elle Tasya. » Son regard se fait plus amusé et il souffle, d’un ton léger. « Je le savais déjà. » Et une fois de plus, je me sens totalement submergé par toutes ces contradictions, entre l’horreur dont les hommes sont capables et cette solidarité dont d’autres font preuve. A croire que la balance n’a de cesse de s’équilibrer.

Tasya hésite quelques secondes quand Mason lui dit que ce n'est pas de sa faute. Son regard se baisse vers le sol. Si, elle a de quoi se sentir coupable. Si elle n'était pas allée le chercher, il n'aurait rien vu de tout ça, il n'aurait pas tenté d'intervenir et les gardes ne l'auraient pas passé à tabac. Alors, évidemment que c'est de sa faute. Encore une fois, elle aurait mieux fait de s'abstenir, de gérer toute seule ou de simplement se mettre à l'abri au lieu de paniquer. Pour autant, elle murmure : « D'accord »  d'un ton pas vraiment convaincue.

Et puis, la trépanation est difficile, surtout lorsqu'elle tombe sur un homme en train d'agoniser. Des mourants, elle en côtoie tous les jours ici. A cause de la peste, la mortalité a considérablement augmenté dans les rangs du bidonville de Colville, mais là, cette mort n'est pas due à la maladie, mais de la main violente d'un homme. Et c'est insupportable. Elle sent la présence de son ami à ses côtés tandis qu'elle n'arrive pas à agir auprès de l'homme qui agonise. C'est trop dur et Mason accompagne le mourant dans son dernier voyage comme il a pu le faire auprès d'Alba et comme il le fait régulièrement depuis quelques semaines. Elle l'admire pour cela, il sait trouver les mots, les prières pour atténuer la souffrance et qu'ils puissent partir en paix.

Et puis, un autre homme arrive, Elohim. Elle comprend rapidement ce qui le lie au mourant. La religion. Une des causes des disgrâces ici, tout comme Anna. C'est tellement injuste. « Merci » murmure-t-elle, reconnaissante pour ce qu'il fait. Le bras de Mason se passe autour de son épaule et il la serre contre lui. Le nouvel arrivant les connait déjà et elle peine à lui rendre son sourire, c'est trop difficile. Son regard se pose sur les personnes qui l'accompagnent.

Tasya s'affaire en compagnie des autres personnes pour nettoyer le dortoir. Il faut qu'ils aient fini avant le lever du soleil. C'est encore une nuit où elle ne fermera pas l’œil. Les hommes transportent les corps à l'extérieur pour qu'ils soient brûlés. Elle nettoie le sol à grandes eaux en espérant venir à bout des larges trainées de sang. C'est difficile, mais elle tient bon. Elle veut aider. C'est lorsqu'une contraction le force à se plier en deux qu'elle comprend qu'elle doit impérativement se reposer. Elle s'assoit péniblement sur une des chaises pour retrouver une respiration convenable.

« Ils recommenceront. L'épidémie progresse trop vite » murmure-t-elle. L'infirmière a beau tout faire pour tenter de la ralentir, c'est un échec. « Le dortoir d'à côté, ils sont plus faiblement touchés mais certains commencent à perdre des forces. Je... Je devais les faire transférer ici » Son regard est empli de désespoir. Si elle avait demandé à ce qu'on les change de dortoir la veille, ils seraient morts, tout comme les personnes présentes ici. Sans davantage de moyens, ils n'ont aucune chance de vaincre cette épidémie, c'est certain.