« Bien joué ! » J'attrape la main que me tend Jacob alors qu'il vient de me mettre au tapis encore une fois. A croire que le rancher a fait ça toute sa vie. Cela fait plusieurs mois que nous nous entraînons ensemble et ses efforts ont fini par payer. « J'crois que ça suffit pour aujourd'hui. » Que je souffle en souriant avant de lui accorder une tape sur l'épaule. Je récupère ma veste pour l'enfiler avant de boire un peu d'eau.
Puis en me tournant à nouveau vers Ross, je ne peux pas m'empêcher de relever cette mine soucieuse qu'il affiche régulièrement ces derniers temps. « Ça va sinon ? Tu tiens le choc ? » J'ai appris, il y a quelques temps, ce qu'il s'était passé pour sa sœur et sa femme ; plus récemment pour sa belle-fille... Mais je n'ai jamais abordé le sujet avec lui. Le pauvre est dans une situation tellement délicate, j'aimerais pouvoir l'aider. Comment ? Je n'en ai aucune idée, à vrai dire. Néanmoins, s'il veut en parler, je peux toujours l'écouter... Et le conseiller ?
Oui, oui ça va, merci, il a chaud malgré le froid ambiant. Walla Walla semble être sous la coupe d'un voile blanc désormais, épais. Ses yeux reviennent se poser sur Kendale, avec qui il passe le plus clair de son temps libre pour les entrainements. Sa prochaine affectation, dans les rangs du Colonel Phillips, l'oblige à être plus prêt que jamais pour la suite du programme. Il se refuse à lâcher l'affaire maintenant. Tasya à Colville, Alec probablement dans les parages, tout du moins toujours introuvable ici, il ne peut pas baisser sa garde.
Tu es du trajet pour Spokane aussi ? Demande-t-il à Kendale en relevant les yeux vers lui, un temps. Il pince les lèvres, secoue la tête. Il aurait mille questions à lui poser, honnêtement. Mais il ne sait pas par quoi commencer : Kendale... Souffle-t-il tout bas, avant de détourner les yeux : Je n'arrête pas de repenser à cette gamine qui venait du motel, la rouquine, à qui ils ont parlé. Qu'ils ont relâché, malgré les faits reprochés aux autres. On... On est vraiment responsables de ça ?
« Ouais, j'en suis aussi. » Que je confirme à Ross, pas franchement surpris de savoir qu'il compte y aller aussi. Néanmoins, cette décision me laisse perplexe. Non pas que je doute de ses capacités à se battre... Mais plutôt des raisons qui l'ont poussé à repartir au combat, encore une fois. Récemment, j'ai appris l'arrestation de sa femme et de sa sœur, sans connaître tous les détails... Je sais que dans le même temps, et à cause de tout ça, il n'a plus la garde de ses enfants. Comment fait-il pour supporter tout ça ? Est-ce ça qui le pousse à vouloir partir quelques temps ? Peut-être que j'aurais l'occasion de lui poser la question, si j'en ai l'occasion...
En attendant, c'est Ross qui me questionne le premier. A vrai dire, je ne suis pas étonné par sa question. Notre rencontre avec la fille de Richard l'a marqué, j'imagine. Je comprends qu'il s'interroge sur tout ça. Pour ma part, j'aurais préféré ne pas évoquer certaines choses devant lui, mais je n'ai pas eu le choix. Quoi qu'il en soit, je suis prêt à lui répondre franchement. « Elle n'a rien inventé. Un assaut a bien été lancé contre le motel. De ce que je sais, ça a été violent. » Pour avoir entendu certains Trônes en parler, je sais qu'ils ne leur ont laissé aucune chance. « Mais il n'y a pas que ça Jacob. Quand elle parlait de prétendus viols sur des filles du motel. Elle ne mentait pas... »
Rien inventé. Jacob a l'impression de recevoir un sac de pierre sur l'estomac, c'est si violent qu'il en a le souffle coupé. Il ne peut pas remettre en cause la détresse de la rouquine, elle avait l'air trop en colère, trop affectée, pour mentir à ce sujet. Pour autant, il a tellement de mal à croire qu'on peut faire ce genre de choses, ça le dépasse totalement. Il se passe la main sur le visage et soupire : Mais c'est quoi le problème de ce groupe... grogne-t-il alors, dépité.
Comment peut-il vivre dans cet endroit ? Comment a-t-il pu se laisser bercer d'illusion ? Et qu'est-ce qu'on a fait d'autres au nom de New Eden ? Demande-t-il. Est-ce que Kendale est au courant ? ... Tu le sais ? Demande-t-il avec précaution. Il sait que ce qu'il peut entendre lui fera du mal, pour autant, il se refuse à rester encore dans l'ignorance. Se bercer d'illusion n'est pas la solution. Et bêtement, il pense à des jeunes femmes comme Demetra, avec qui il a eu l'impression de se lier d'une belle amitié. Elle ne mériterait pas de tomber sur les monstres qui vivent ici.
« Le problème ? J'en vois beaucoup plus malheureusement... » C'est bien la première fois que je vois Ross grogner de la sorte. Mais l'homme, comme toujours, semble vouloir se contenir. Il a l'air dépassé par tout ça. Et lorsqu'il me demande ce qui ne va pas ici, ce que New Eden a fait, ce qu'ils ont bien pu faire ou laisser faire, je ne tarde pas à lui répondre, sans prendre de pincettes, sans mâcher mes mots. « Rabaisser les femmes au rang de poules pondeuses, retourner le cerveau des jeunes femmes pour qu'elles se consentent à se marier le plus rapidement possible alors que ce ne sont que des enfants, enfermer ceux qui osent l'ouvrir dans des putains de camps de concentration pour qu'ils la ferment, pareil pour ceux qui seraient déviants aux yeux d'un homme qui se croit pour Dieu... Tu veux que je continue ? » Que je lui lance finalement, ne cachant pas mon exaspération.
« Rien ne va ici, Jacob. Comment tu peux rester aussi calme alors que ta famille a été envoyée là-bas ? » A sa place, j'aurais déjà tout retourné.
Il écoute et détourne le regard. Ce qu'il a trop fait ces dernières années, en s'étouffant sous sa propre impuissance. Evidemment, ces choses-là, il le sait. Il les connait. Il peut encore entendre les pleurs de sa petite soeur à travers le mur, lorsqu'elle dormait chez lui. Il y a des nuits où ça le hante de savoir toute la souffrance qu'elle a pu ressentir à cause de cette mauvaise décision. Et que veux-tu que je fasse ? Demande-t-il alors.
Il est démuni. Plus que ça, on lui a pris tout ce qui fait de lui un homme, un mari, un frère, un père. New Eden l'a défait de son essence, de ce qu'il est en tant qu'être humain. Il se sent vide. Si je m'énerve, j'irai les rejoindre, et qu'est-ce qu'il adviendra de mes enfants ? Est-ce que je les reverrais un jour ? Demande-t-il à Kendale, en sachant que l'homme ne pourra pas lui répondre. Je n'ai pas le luxe de perdre mes nerfs, ajoute-t-il dans un soupir. Et je ne sais pas quoi faire, pour tout te dire, admet-il.
Forcément, je mets le doigt sur quelque chose de douloureux pour lui. C'est sûrement brutal et bien trop direct de ma part, mais je ne suis pas du genre à prendre des pincettes. « Jacob... C'est tout le système qui est pourri jusqu'à l'os. Pourtant, si les choses changeaient, je suis certain que nous pourrions vivre normalement, sans que toutes ses horreurs soient commises. Tout cela est voulu par une poignée d'hommes qui se croient tout puissant. Crois-moi, il est grand temps que l'on donne un grand coup d'pied dans cette foutue fourmilière. » Je grommelle avant d'accorder un regard désolé à mon ami.
Je grimace avant de soupirer, las. « A ta place, j'aurais très certainement fini là-bas, j'imagine. J'suis trop sanguin pour rester à ma place... Mais...J'comprends que tu veuilles sauver tes enfants et être avec eux... Mais il faut voir plus loin, Jacob... Quand ta fille aura l'âge de se marier ? Il se passera quoi ? J'peux pas accepter ça pour Gracie. J'veux pouvoir offrir une vie meilleure à mes gamins, j'veux qu'ils puissent faire leurs propres choix et pas qu'on leur retourne le cerveau avec des idées pareilles... » Encore une fois, je ne cache pas mon agacement. Et je finis par lui avouer. « Tu sais... Mon aînée, Kaycee... Elle doit avoir l'âge de ton fils... Quand on est arrivé là avec Emerson, elle n'a pas voulu nous suivre. Elle a préféré rester dehors. C'était son choix, on l'a respecté même si c'était compliqué pour nous. Finalement, ça me tue de le dire, mais j'crois que c'est la meilleure décision qu'elle ait prise dans sa vie. Ici... Elle aurait très certainement fini là-bas, elle aussi... Et crois-moi, j'aurais tout fait pour la sortir de là... »