Si j’avais pensé qu’il me serait difficile de continuer à l’ignorer, tout en tenant au mieux mon rôle de femme modèle, il n’en est rien. Ce n’est pas évident, je n’apprécie nullement cette froide indifférence que j’ai instauré avec lui. Mais je me sais bien trop obstinée pour changer d’avis. D’autant plus que j’ai raison et que faire marche arrière reviendrait à admettre que j’ai tort. C’est tout bonnement impensable. Il s’est comporté comme un sombre idiot égoïste, entrant dans ce moule de mâle supérieur et méprisant sans aucune difficulté, il n’a même pas réfléchi pour savoir si ce qu’il avait fait été juste ou bien. Je retiens un soupir. Mei me manque, atrocement, un peu plus chaque jour qui passe. C’est sans doute pour cela que je me surprends à penser comme elle. Elle aurait tout bonnement explosé suite à tout ça… ‘Je te l’avais bien dit, que c’était qu’un idiot de militaire’…

J’ignore soigneusement ce pincement au cœur, comme à chaque fois que je pense à elle, et reprends mon rangement en entendant les pas de mon époux. Je ne lui réponds pas, continuant de classer les livres que les enfants ont sortis, me crispant malgré moi quand il continue. Qu’il hésite autant n’est déjà pas habituel, mais ce ton presque précautionneux qu’il prend me fait peur. Je me fige à son contact et me crispe en l’entendant. Je me retourne et le dévisage les yeux écarquillés. « Mason ? Il… » Non, s’il était mort, il ne l’aurait pas dit ainsi. N’est-ce pas ? « Il va bien ? » Je continue de le fixer, secouant la tête. Je n’ai pas envie de m’asseoir, je serais incapable de le faire de toute façon, mon cœur bat bien trop vite.

Cela devrait me rassurer. Il est vivant. Mais c’est tout le contraire en vérité. Mes mains disparaissent dans les siennes et cela non plus ne me rassure nullement. Il agit comme si j’étais en porcelaine. Mon coeur s’arrête et mon souffle se coupe quand il finit par m’avouer ce qu’il s’est passé. « Oh non. » Je le dévisage les yeux écarquillés alors que les battements de mon coeur repartent bien trop frénétiquement. Echappés… Felicity et Theodore se sont… échappés ? Grâce à lui ?

Mais l’étonnement et le soulagement de cette nouvelle disparaît rapidement alors qu’il poursuit. J’ai l’impression que mes mains se font plus glacées dans les siennes à chacune de ses paroles et je fronce les sourcils. « Quoi ? » Comment ça ? Non, c’est impossible… Le monde tangue autour de moi et je retire mes mains pour les poser sur mon ventre, en un geste protecteur, comme pour me rattacher à l’instant présent. « Comment tu peux savoir tout ça ? » Je le dévisage, refusant une seconde de redonner sens à ses paroles. Leur intervention.

Il était là. Il a participé à son arrestation.

Ma main part avant même que je ne songe à la retenir et claque sur la joue du militaire. Car c’est tout ce qu’il représente en cet instant. Les larmes aux yeux, je continue de le fixer sans parvenir à comprendre comment il peut continuer de parler et d’agir, comme si cela ne comptait pas. « Tu as arrêté Mason. Tu as arrêté mon cousin. Ma famille. Après ce qu’ils ont fait à Mei. A Tasya. A Eliott. A Ray… Tu participes à tout ça, à toutes ces tortures. » Il est un peu tard pour en prendre conscience. Enfin non, je le savais, mais j’espérais qu’il… agisse différemment, qu’il change, qu’il ouvre  les yeux. Je suis naïve je sais. Je me redresse, la mâchoire crispée, sans le lâcher du regard. « Il n’y aura aucun jugement, il n’y a jamais aucun procès. » Ma main se pose sur ma bouche, les larmes revenant. « Ils vont le tuer. » Oh Seigneur. Ma main entoure et serre à m’en blanchir les phalanges la croix qui ne quitte jamais mon cou. Non. Non, ils ne feront pas ça. Il y a sans doute pire. Il…

J’essuie rageusement les larmes qui ont commencées à couler et j’inspire profondément, remettant en place, tant bien que mal, ma carapace d’indifférence.« Si j’avais été à la place de Felicity, tu les aurais laissé m’emmener. » Ce n’est pas vraiment une question, plus une constatation horrifiée et abasourdie, soufflée d'une voix presque trop neutre. « J’aurais été torturée, violée, violentée. Mais tu l’aurais fait. Parce que tu réfléchis aux conséquences de tes actes, n’est-ce pas ? Parce que les ordres sont les ordres et que rien ne compte davantage, pas vrai ? »

Est-ce que ça me blesse ? Oui,  bien sur que oui. Mais dans l'immédiat, mon cœur tambourine tellement fort que j’en ai la tête qui tourne. Et il y a bien quelque chose que je dois pouvoir faire pour Mason. Non ? Quant à Benjamin… Je ne sais pas, je ne sais plus.

Me calmer ? Me calmer ?! Comment peut-il lui être si calme et indifférent alors que rien ne va autour de nous ? Il n’a toutefois pas tout à fait tort, je ne peux pas me laisser aller, je ne peux pas craquer, je n’en ai ni le droit ni l’opportunité. Je fronce les sourcils alors qu’il tente de s’expliquer, et chaque phrase qu’il prononce me fait l’effet d’une douche froide. Chacun de ses mots ne le rend qu’un peu plus coupable à mes yeux.

« Il ne l’a pas tué. Il a aidé une femme innocente, une femme qu’il a aimé toute sa vie. Pour qu’elle ne soit pas emprisonnée et violentée. » Je lève une main devant moi, faisant un pas en arrière, ulcérée  et tremblante. « Comme Mei l’a été. Comment peux-tu… Comment oses-tu... » Je le dévisage, le coeur au bord des lèvres, les larmes au bord des yeux, les poings serrés de colère. « Prévenue ? De quelle manière ? Mais tu t’entends parler ?! Elle a été punie pour ne pas avoir accepter d’être sans cesse bafouée et méprisée ! Torturée et violée, elle a été torturée et violée !Pour avoir levée les yeux ! » Respire. « Comment peux-tu considérer que cela soit normal ?! Comment peux-tu croire que la torture soit acceptable ? Rien de ce qu’elle a pu faire ou dire ne justifiait cela, RIEN !  Aucun acte ne justifie ces crimes, aucun ! » Je cille en me rendant compte que je commence à perdre pied, et je m’éloigne de lui nerveusement, me forçant à retrouver un semblant de calme. « Si j’étais toi, je ferais très attention à ce que je dis et je mesurerais mes paroles. Tu as déjà amplement dépassé la limite du tolérable et de l’acceptable. » Je ferme les yeux. « Je vais faire en sorte d’essayer de mettre ces méprisantes et méprisables sottises que tu viens de prononcer sur le coup de la colère. A ta place, j’en profiterai pour réfléchir à mes valeurs morales et à ma Foi. »

C’est un rire incrédule, sans joie, rempli de tristesse et d’incompréhension, qui s’échappe de mes lèvres. Et si mon coeur bat toujours aussi vite, si le monde tourne toujours trop vite autour de moi, je le regarde comme si un étranger venait d’apparaître devant moi. Je sais. Je sais. Rien n’a changé, j’espérais juste un peu trop. « Donc tu te battrais pour moi. Mais il est inconcevable et horrible que d’autres puissent vouloir faire de même ? Quel degré d’aveuglement et d’hypocrisie te faut-il pour que cela te paraisse normal de le faire pour moi alors que tu le condamnes avec tant de hargnes et de haine quand il s’agit des autres ? De quel privilège crois-tu donc être affublé Benjamin ? Par quel miracle serait-ce différent ? »

Et il suffit de quelques paroles de plus pour que mon ton redevienne glacial. « Quand j’aurais accouché et qu’iils pourront me torturer sans craindre de blesser le bébé. L’enfant a de la valeur, l’incubateur est remplaçable, n’est-ce pas ? » Evidemment que cela m’effraie, mais honnêtement, pour le moment, c’est tellement loin derrière la rage, l’incompréhension et la douleur que ça n’a aucune importance. « Ils sont ma famille. » C’est au tour de mon regard de redevenir de glace. « Tu me diras ? Tu m’apprendras à tromper et à jouer la comédie ? Tu me montreras comment ne pas me faire prendre et jouer au petit soldat soumis ? Tu me donneras mon texte ? » J’ai un sourire narquois. « Tu ne me diras pas que j’aurais dû réfléchir aux conséquences de mes actes ? Que j’ai continué de jouer avec le feu ?… Que je l’aurais cherché ?… Voyons, un peu de décence s’il te plait. »

Je secoue la tête, refusant de m’apesantir sur le monde qui continue de s’écrouler autour de moi. De toute manière, un monde rempli de mensonges et d’hypocrisie ne m’intéresse pas. « Je t’ai confié ma vie Benjamin, celle de mes enfants. Je te faisais confiance. Mais tu as tort. Tu ne vois pas, tu refuses d’entendre. Ma vie n’a pas davantage de valeur que celles des autres. Comment peux-tu croire que j’aurais envie de me sauver au détriment d’autres personnes ? Crois-tu vraiment que je mentirais pour me protéger ? Ne me connais-tu ne serait-ce qu’un peu ? » Je redresse les épaules et le menton, me crispant bien trop, mais je refuse de trembler ou de pleurer devant lui. « Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire. Nous en reparlerons dans trois mois. »