Comment a-t-il pu oser ? Les mâchoires crispées à m’en faire mal, je continue d’avancer en silence, tellement raide que j’en aurais des douleurs demain. Je n’ai pu qu’offrir un sourire à Neela, Min-Oh et Theodore avant que les soldats, ou miliciens, ne me ramènent contre mon gré à mon domicile. Sur ordre de mon époux. Je ne sais même pas si les deux jeunes filles vont s’en tirer, si l’enfant de Lynn va bien, si…

Je referme la porte de la maison sans un regard pour les deux hommes, et déjà, un petit boulet de canon se précipite vers moi et m’entoure de ses bras. « Maman Ley ! T’as mis longtemps ! Tu vas bien ?» « Coucou mon chéri. » Je l’embrasse sur le crâne, et relève les yeux en entendant Lori arriver, Gabrielle dans les bras. Je les regarde à tour de rôle. Ils n’ont rien entendu, ils ne savent pas ? Ah si, vu le regard de Lori, elle s’inquiète. « Je vais  bien. Je suis juste un peu… fatiguée. » Elle fronce les sourcils alors que je dépose un baiser sur sa joue, et je récupère Gabrielle qui s’accroche à moi. J’inspire contre son cou, les yeux fermés, essayant de me raccrocher à ce cocon qu’ils forment autour de moi.

Mais ça ne marche pas des masses. Je ne suis pas souvent en colère, je n’aime pas être en colère et en vouloir aux gens que j’aime. Et je crois que je n’ai jamais été aussi furieuse de toute ma vie. « Que diriez-vous de passer la soirée et la nuit chez tonton Mason et tata Anjali ? » « On va voir Tommy et Keneka ? Je vais chercher mes affaires ! » Et il est déjà parti en courant. « Il y a un problème ? » Lori m’observe un instant. « J’ai entendu des coups de feu… Il y a eu une émeute ? » Je la fixe et mon regard se vide un peu. « Il y a eu un incident, et ça a mis le feu au poudre. » C’est le moins que l’on puisse dire. J’inspire et secoue la tête. « Les Trônes ont réagi un peu excessivement. Ils ont tirés sur… » Lori se plaque une main sur la bouche, les yeux écarquillés. « Mais tu vas bien ? Et les autres ?… Benjamin y était, au côté de l’Adonai… » Mon visage se ferme encore un peu et je ferme les yeux un instant. « Nous en parlerons plus tard si tu le souhaites, c’est promis. Là, j’ai juste besoin d’un peu de temps. » Elle m’observe un instant, avant de s’esquiver.

Le passage chez mon cousin me permet de m’assurer que Mason est bien rentré, ainsi que Felicity de son côté. Ils vont bien, Dieu merci. Il ne me pose aucune question, mon regard devant amplement parler pour moi, et j’embrasse tout le monde avant de rentrer chez moi.

Et je me retrouve dans cette grande maison vide. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée au final, mais je n’avais aucune envie que les enfants soient là ce soir. Je commence à ranger ce que Leo a laissé traîner sur la table basse, m’arrêtant en voyant mes mains trembler. Je dois respirer, prendre sur moi. Je sais gérer ma colère, je sais prendre sur moi, je sais contrôler. Je finis de ranger, avec des mouvements saccadés, le visage fermé.

Je me redresse, serrant les poings. Ça ne devait pas se passer comme ça. Rien de tout cela n’aurait pas dû arriver. Je jette un coup d’œil à l’horloge. J’ai le temps d’aller me doucher avant de préparer le repas. Non, je ne lui laisserais aucune opportunité de trouver à redire, aucune possibilité de me remettre en question. Et surtout, ça me calme toujours de cuisiner. Même si là, ce n’est guère probant, alors que toute la scène ne cesse de tourner en boucle dans mon esprit. Hoani, la Bible, le passage à tabac. Le feu, les tirs. Les blessés et les morts.
Et Benjamin. Benjamin qui a choisi de tirer sur des innocents.  Qui m’a laissé sur place. Qui m’a abandonné au milieu de la foule et des tirs. Qui a préféré écouter cet homme plutôt que sa femme. Et qui, comble du culot, à oser me faire raccompagner par des miliciens, comme si j'étais une enfant incapable.

Non, je n'ai pas apprécié plus que le reste. Et oui, je suis toujours aussi furieuse. Et blessée. Et déçue, terriblement déçue. Autant dire que ce combo n'est pas très agréable à ressentir...

Visiblement, j’étais bien la seule à me sentir mal après cette journée. Non pas pour l’action que j’ai pu mener aux côtés des autres, c’était réfléchi et nécessaire… Véritablement nécessaire. Ça n’aurait pas dû dégénérer, mais c’était naïf de croire que les choses seraient différentes cette fois. Pas avec cet imposteur qui nous avait fait face en laissant ses soldats tirer sur des innocents. Non, je me sentais plus que mal pour toutes les conséquences. Parce que mon époux m’avait abandonné. Parce que mon époux avait choisi d’écouter cet homme-là plutôt que la voix de la raison… Plutôt que moi.

Visiblement, ce genre de situation ne lui pesait guère à lui. Sans doute était-il trop habitué à gérer les débordements, à maîtriser les populations, à subir la violence… et à causer des morts sans se soucier des conséquences. Sans se soucier des vies fauchées et de leur famille…
Et visiblement, ce que je désire, mes besoins, mes états d’âme ne lui importent guère. Sans quoi il n’aurait pas agi comme un homme des cavernes, à décider pour moi, sans m’écouter, sans tenir compte de mon avis. Sans quoi il serait rentré bien plus tôt pour s’enquérir de mon état… Ou même simplement pour que l’on puisse discuter.  

Le silence règne dans la maison, alors que le repas refroidit lentement dans le four, quand la porte s’ouvre enfin sur la silhouette de Benjamin. Je me relève, reposant mon livre, pour le rejoindre dans la cuisine. Les bras croisés, je l’observe un instant sans qu’il ne me remarque. Je m’approche, un sourire sans joie sur le visage. « T’inquièterais-tu pour moi ? Voilà qui est surprenant. » Je hausse un sourcil, reprenant d’une voix toujours neutre. « Ce n’était pas le cas tout à l’heure, quand toi et tes amis avez commencés à tirer sur des innocents. » Je hausse les épaules et secoue la tête. « Je vais bien. Des balles ne sont pas passées loin, et j’ai pu éviter à Min-Oh, l’ami et médecin qui nous suit, d’être blessé. » Je le toise toujours aussi froidement. « A ta place, je prendrais néanmoins des nouvelles auprès de ton ami River… C’est Lynn, sa fille, enceinte de 6 mois, que j’ai accompagné à l’hôpital. Parce qu’elle est l’une des personnes à avoir reçu une balle. Après qu’elle ait stupidement pris la défense de ton Adonaï. » Mes mains se crispent sur le plan de travail. « Tu as faim ? J’ai préparé le repas, qui est froid maintenant vu que je t’attendais il y a un moment, mais je suis sûre qu’il est délicieux. » Je vais sortir une assiette, une seule, mais je me retourne vers lui. « Ou peut-être ne suis pas apte à faire cela seule non plus ? » Je lui tends l’assiette. « Sans doute devrais-tu te servir toi-même, étant donné que tu me traites comme une enfant incapable. »

Il ne comprend pas. Il ne veut pas comprendre. Trop aveuglé par sa foi incongrue envers cet homme, trop arrogant pour imaginer pouvoir avoir tort. Je me raidis quand il reprend la parole, mes mâchoires se crispant quand il parle d’Honai. « Hoani a commis un sacrilège en déchirant cette Bible. » Et si je n’étais pas sûre de pouvoir lui pardonner, savoir ce qu’elle peut endurer au bidonville m’invite néanmoins plus à la pitié qu’à la colère. « Pour autant, ce n’est pas elle, ni un de ceux que tu appelles rebelles, qui a ouvert le feu. Les armes ne sont que d’un seul côté Benjamin. Ce sont toi et tes amis Trones qui avez ouvert le feu sur la foule. Une foule venue saluer ton Adonai. » Je le dévisage, continuant de parler d’un ton bien trop neutre pour être réel. « Vous avez semé la mort et le chaos. Comme à chaque fois que les gens ne font pas exactement ce que les dirigeants ont décidés. »

Je le dévisage sans parvenir à le comprendre, ni à comprendre comment il peut encore faire mine de ne pas voir ce qui ne va pas alors que tout semble imploser autour de nous. « Un de tes amis lui a tiré dessus. Au niveau du ventre. Je ne saurais te dire comment elle va étant donné que j’ai été raccompagné comme une enfant punie. » Cela me noue l’estomac rien que d’y songer. « Je ne saurais pas si elle et le bébé vont bien avant demain. Si je suis autorisée à sortir. » Après tout, il pourrait me l’interdire sans que je puisse rien n’y faire. Et si jusqu’à présent cette éventualité ne m’avait pas effleuré, son comportement d’aujourd’hui me fait revoir mon jugement. Et peu m’importe qu’il apprécie ou non. « Je comprends, tu as un poste important. » Ce n’est pas qu’il rentre tard qui me pose problème, ça n’a jamais été le cas.

C’est bien ce que je disais. Ancrant mon regard dans le sien, je hoche lentement la tête. « Je peux te parler. Ça ne m’a jamais posé de problème, j’ai toujours aimé discuter avec toi tu le sais. Mais tu ne m’écoutes pas. » J’inspire profondément. Cela changera-t-il quoi que ce soit ? Probablement que non. J’ai un sourire sans joie. « Si tu t’inquiétais pour moi, comme tu le prétends, tu aurais pris soin de me raccompagner en personne, pour être certain que nous allions bien. Mais ce n’est pas ce que tu as fait. Tu as préféré tirer sur des habitants de la ville. Que tu es censé protéger. » Je continue de le fixer, le cœur serré. « C’est ça, la ville que vous avez voulu bâtir ? C’est ça, ce en quoi tu crois ? Une ville ou plus de la moitié des habitants se retrouve privée de dignité, de liberté, de choix ? Où ils sont traités comme des moins que rien sous prétexte qu’ils ont déplus à un puissant ? Où les femmes ne sont que des biens échangeables tout justes capables de donner naissance ou de satisfaire des envies sordides ? » Je déglutis et secoue la tête. « Qu’es-tu censé défendre Benjamin ? Qu’est-ce que tu protèges si ardemment qui soit plus important que la vie des citoyens de cette ville ? Que des êtres humains ?… Tu ne tueras point. » J’ai un peu perdu mon ton neutre au fur et à mesure que j’ai parlé, pour finir presque sur une supplique. « La violence et la mort. Ce sont les seules peines qui existent ici. Ce n’a rien de normal… ni de juste. » Il n’y a aucune justice, et j’en suis à me demander s’il y a un jour eu l’intention d’en instaurer une. Sans doute que non. « Ce n’est pas la vie que je souhaite pour nos enfants. Ni pour qui que ce soit en vérité. Et je ne comprends pas que tu l’acceptes si aisément. »

« Oui je l’ai vu. Et je… » Je me force à respirer lentement alors que je ne revois que trop bien la scène. Je crois que ses hurlements hanteront mes nuits un certain temps. Pour autant, c’est assez mesquin de sa part de m’attaquer là-dessus. « Je suis navrée que ça en soit arrivé là. Je ne cautionne pas la violence, d’où qu’elle vienne, c’était insensé et… » J’inspire et secoue la tête. « Mais j’ai vu ce qu’il s’est passé. J’ai vu tes camarades lever les armes avant que ce cocktail ne soit lancé. J’ai vu les tirs dans la foule. Quels étaient les ordres Benjamin ? Veux-tu vraiment me faire croire que vous n’espériez toucher que des rebelles avec la foule qu’il y avait ? Et même si c’est bel et bien ce que toi tu as fait, et même si tu n’as tiré que sur ceux que tu nommes rebelles… Ce ne sont que des civils, désarmés pour la grande majorité. Ces mêmes civils que tu avais promis de protéger en t’engageant dans l’armée à l’origine ! Ces civils dont je fais partie ! » Comment peut-il avoir oublié tout bon sens ?

Mais quoi qu’il en dise, personne n’est vraiment libre ici, et s’il fait partie du problème en refusant de le voir et de l’admettre, ce n’est effectivement pas lui directement. « Je n’avais pas besoin d’être raccompagnée Benjamin. Si tu voulais t’assurer que j’allais bien, tu aurais dû le faire toi-même. » Est-ce que je suis vexée de passer au second plan ? Evidemment que oui. Vexée et blessée. Et je me sens idiote d’avoir pensé être plus importante à ses yeux que ce qu’il considère comme son devoir. J’aurais pourtant dû le savoir que ce n’était pas le cas. Malgré tout, ça me dérange, ça me blesse, qu’il choisisse de continuer à obéir à cet homme, à tout ce système monstrueux, acceptant de maltraiter et de torturer le reste de la population. Alors qu’il sait, comme il le dit si bien lui-même.

Je chasse d’un signe de la main sa remarque concernant le travail des femmes, sachant pertinemment que tout dépend du métier en question. Ma mâchoire se crispe quand il continue, ne pouvant nier qu’il a malgré tout raison sur certains points. « Je ne te demande pas de désobéir aux ordres. Mais il y a un monde entre ça et obéir aveuglément. » Je secoue la tête sans le quitter des yeux. « Tu te trompes. Tu es bien davantage que ça Benjamin, tu vaux bien mieux que ça. Et ta vie ne se résume pas à ça. On est là, je suis là. » Mes lèvres se pincent. « Mais je comprends, je sais qu’être soldat est ce qui te défini, que l’armée est toute ta vie. Parce que tu veux protéger les gens. Mais tu es plus et tu peux faire plus que suivre les ordres. Tu es capable de bien plus et bien mieux surtout. »

Ma mâchoire se crispe, une nouvelle fois, alors que je lève une main. « Mais ne nous prends pas comme excuse. J’ai vécu dehors, j’ai survécu dehors, la plupart de tout cela est superficiel. Je n’ai aucune envie d’aller vivre au District 1, je… » Je ferme les yeux. Ça, c’était un pieu mensonge. « SI. Une partie de moi adorerait y vivre et me pavaner telle une oie. Cette partie excessivement superficielle et frivole que je m’efforce de combattre chaque jour. Mais en vérité, tu sais ce que je ferais en premier si j’y allais ? Je chercherai Mei. Je retournerai tout le district pour avoir des informations. Mei, ma sœur, qui a épousé un des généraux que tu admires tant, un énième homme violent et tordu qui dirige toute cette horreur. » Je secoue la tête, le cœur battant bien trop vite, la colère le disputant à la douleur et à l’incompréhension. « Je n’ai absolument pas besoin de tout ça. C’est superflu, et indécent quand on sait que ce qui se passe au bidonville. » Pas alors que des gens meurent de faim et dorment dehors à quelques mètres de nous seulement. Et je ne parle même pas de ceux à l’extérieur de ces murs. « Tu veux que les enfants aient ce qu’ils veulent ? Lori ne devrait pas être forcée de se marier avant même de comprendre ce qu’est l’amour. Gabrielle et Hannah devraient pouvoir devenir soldat, comme leur père, si c’est ce qu’elles désirent en grandissant. Leo ne devrait pas apprendre qu’il est normal pour un homme d’avoir plus et de mériter plus. Les enfants méritent de pouvoir choisir leur vie, de pouvoir tous apprendre les mêmes choses, de choisir qui ils veulent épouser, s’ils le veulent, de choisir s’ils veulent des enfants, et… » Je ferme les yeux et inspire lentement, reprenant le dessus. « Je veux qu’ils soient heureux Benjamin. Pas prisonniers. »

Mais ça ne suffit pas. Il s’obstine à ne pas voir ce qui ne va pas, à ne pas comprendre ce que je veux dire. « Et donc, parce que cela a toujours été ainsi, on ne doit rien améliorer ? Parce que c’est pire dehors, ce qui se passe ici n’est pas si grave ? Nous avons la chance de pouvoir faire différemment, nous avons l’opportunité de pouvoir construire quelque chose de meilleur. » Le cœur serré, mon ton est de nouveau glacial. « Tout ceci est un blasphème. Solus Christus. Il n’y a qu’un seul Sauveur et Il est mort pour nous il y a bien longtemps Benjamin. Adonaï n’est qu’un homme. Un homme. Faillible, corruptible, humain. Soli Deo gloria. A Dieu seul la gloire Benjamin. Dieu est le seul qu’il faut adorer et prier. » Mes poings sont serrés et mon regard plus dur encore. « Et c’est à Lui uniquement que je demande de bien vouloir protéger les gens que j’aime. » Je pousse l’assiette réchauffée devant lui. « Tu devrais manger avant que ce ne soit froid. »